Débat du 30 Mai 2010 : « L’ennemi est bête; il croit que c’est moi l’ennemi, alors que c’est lui! », animé par Daniel Ramirez

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Posted on 31st mai 2010 by Carlos in Comptes-Rendus

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« L’ennemi est bête ; il croit que c’est moi l’ennemi, alors que c’est lui ! »

Le 30 Mai, tandis que les Mamans étaient à la Fête et qu’à La Charité sur Loire se déroulait le VIème Festival du Mot, au Café des Phares, comme d’habitude, on a procédé au traditionnel show hebdomadaire de l’éloquence, centré cette fois sur une boutade du regretté Pierre Desproges : « L’ennemi est bête ; il croit que c’est moi l’ennemi, alors que c’est lui ! », que Daniel Ramirez a choisi et animé comme sujet de réflexion philosophique du jour.

Que vient y faire la bêtise si les animaux ne sont pas en mesure d’être bêtes au point de s’exécrer jusqu’à réduire leurs congénères à l’insignifiance ? Juste pour valider l’antagonisme sensé/insensé ? Concédons que l’imbécile est borné mais, il est prouvé aussi que la bêtise est sans limites et qu’elle n’épargne personne ; c’est donc une crasse ânerie de faire croire que c’est l’autre qui est sot s’il s’agit d’un ennemi.

Mais c’est de l’humour !!!

Ah, voyons ! « La phrase se rapporte aux questions que l’on se pose, pour des tas de raisons », élucida l’auteur du thème à débattre, ce à quoi quelqu’un a ajouté qu’il « s’agissait d’un problème de logique dont il fallait résoudre la contradiction », un autre qu’« ‘ennemi’ ne caractérise pas des personnes mais leurs relations », l’animateur y ajoutant le fait que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».

La première polémique surgit lorsqu’il a été question d’étymologie, « l’âme » se trouvant au centre d’une controverse qui, pour les uns était affectée par le préfixe « ‘en/in’ qui la niait faisant du sujet un ennemi », pour d’autres « un adversaire (‘ad –vers’), qui prive autrui de son âme, pour lui nuire », « une névrose du pouvoir » reposant sur « une subtilité logique ‘de l’alter ego’ qui explique pourquoi on ne s’entend pas ». Attribuée à François Mitterrand, surgit alors la prière de Guillaume d’Orange « mon Dieu, gardez-moi de mes amis ; de mes ennemis, je m’en charge », ainsi que « la projection  sur l’autre de toute sorte de phantasmes » et de « l’ennemi qui n’est ennemi que de lui-même, la guerre n’étant que la continuation de la politique par des moyens différents », alors que « du point de vue psychanalytique il n’y a pas de problème ; juste un jeu de miroirs que Freud appelle la paranoïa », le tout suivi de « ‘l’opinion favorable’ de Hegel à ‘une bonne guerre’ », au sujet de laquelle « la pensée chinoise a posé des bases ludiques, comme le jeu de ‘go’ et du ‘judo’, ou le détournement de la force de l’adversaire pour s’opposer à lui », et dans les démocraties actuelles « le besoin d’un ennemi afin de renforcer sa propre cohésion et identité », jusqu’au crucial : « quel est l’ennemi de la pensée ? ».

Vint ensuite « la phase paranoïde par laquelle passe chaque humain, chez lequel l’amour côtoie la haine », « le regard qui désigne l’ennemi », « la part du mystère dans un tel antagonisme », « la guerre civile d’Espagne et son cortège d’inimitiés », « le lion qui veut manger la gazelle », et le « je suis bête si j’ignore être mon pire ennemi », « l’enfer c’est les autres », « la compétition pour des avantages au lieu de se partager les biens » ainsi que « l’hospitalité », plus la question du criminologiste « à qui profite le crime ».

Beaucoup d’effervescence verbale pour rien. D’un modique constat d’idiotie dont les affects débordent, nous sommes passés à la guerre ouverte, un domaine de l’incertitude que Clausewitz compara à un simple jeu de cartes. A partir d’une pure auto-accusation de cour d’école basée sur « c’est lui qui dit qui est », nous nous sommes appesantis sur une élémentaire règle de trois dénouée de sens car il lui manque l’inconnue ; une tautologie qui ferait braire de bon cœur l’âne auquel le muletier répéterait une pareille fadaise. La dénonciation de la bêtise n’empêche pas de s’y fourrer serinant la même rengaine ; s’y enfoncer consciemment est un luxe, sinon une volupté, et de ce point de vue nous fûmes gâtés passant quatre-vingt-dix minutes à l’expérimenter. Et pourtant, si la sottise nous empêche de comprendre, la stupidité, elle entend de travers. C’est clair que l’on ne combat pas son ennemi en priant pour sa santé et que si le chat vit en harmonie avec la souris il n’y a pas de fromage qui tienne mais, qu’est-ce que l’« Ennemi » ? Le temps, comme le suggère Baudelaire dans le plus beau poème des Fleurs du Mal ? Ou le soleil, ou l’alcool, ou le tabac, ou le chômage, ou la connerie, ou le Malin ? « L’Homme qui n’a pas d’ennemis est un bourricot », affirme un proverbe Kabyle, mettant l’accent sur le côté funeste de la passivité et soutenant que, pour être responsable, on doit faire face affrontant le regard de l’autre en le dévisageant.

Soyons honnêtes. Le noyau de la plupart de ce qui a été écrit ou dit sur la chose philosophique n’est pas faux mais peut néanmoins se trouver dépourvu de sens, ce qui n’est pertinent que pour celui qui le reconnaît. Dans le domaine métaphysique, Occam nous a mis en garde contre l’utilisation sans nécessité de différentes entités, et Kant, à l’aide du même type de rasoir, nous a avertis de l’inconvénient d’accorder des principes moraux à ce qui n’en requiert pas. Or, nous avons donné corps au ridicule, voulant prêter un sens au non-sens propre du comique, le sel et le poivre de nos modes de communication. L’humour se caractérise par un double jeu, un double langage que peut-être les philosophes, ayant les solutions de tout par-devers soi, ont du mal à discerner, mais puisque l’on n’a pas fini de dégoiser sur « la bêtise de l’ennemi », je ne résiste pas à rendre public un conseil tactiquement misanthropique glané dans un « Manuel d’instruction militaire » :

Q :- Que faire lorsqu’un soldat Belge vous envoie une grenade ?

R :- La dégoupiller et la lui renvoyer.

Carlos Gravito

Débat du 23 Mai 2010 : « Si tu me cherches, tu te trouves », animé par Gunter Gorhan

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Posted on 26th mai 2010 by Carlos in Comptes-Rendus

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« Si tu me cherches, tu te trouves »

Le Dimanche 23 Mai, les parisiens avaient, pour se distraire, une féerie de Langues de Feu à Notre Dame, la Finale du Cinéma à la télé, le Tournis des balles jaunes à Roland Garros, et même la bucolique présence de la Campagne sur les Champs Elysées à l’initiative du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, les Jardiniers de la France. Comme d’habitude, beaucoup ont plutôt choisi la confrontation des idées au Café des Phares, où un hostile défi les attendait : « Si tu me cherches, tu te trouves », habile autant que sophistiqué détournement en « tu me casses les bombons », du trivial quolibet bien connu de tous les matamores et qui veut dire au fond, « lâche-moi la grappe ».

J’ai pensé au Swann de Proust parcourant sottement Paris à la recherche d’Odette de Crécy, bien qu’il n’eut que peu d’attrait pour elle ; j’ai songé au « Portrait de Dorian Gray » (Oscar Wilde) lacéré  par le beau jeune homme déçu de ce qu’il trouva à la fin de sa vie, et aussi à « La peau de chagrin » (Balzac) symbole de l’espérance de vie de Raphaël Valentin, ainsi qu’à « La Chute » (Camus) où Jean-Baptiste Clamence se découvrit confronté à des souvenirs insoutenables, mais l’idée était plus prosaïque que ça ; il s’agissait « d’une critique du culte de la personnalité qui est toujours présente lors de nos prises de position », qui a renvoyé à Pascal et à sa « Métaphysique » (« vous ne me chercheriez pas si vous ne m’aviez pas déjà trouvé ») ainsi qu’à Picasso, voire Heidegger ou Socrate, qui ont dit la même chose, pour passer à l’égotique « si tu te cherches, tu me trouves », sans oublier le « ‘je est un autre’, de Rimbaud, si plein de bon sens ». D’aucuns y ont décelé « la découverte d’un espace de liberté », « l’individuation », « l’irruption dans ce que je ne suis pas », « une plasticité qui renvoie au ‘on va tout changer (de 68) pour essayer de se changer soi-même’ » à l’inverse « des bouddhistes qui préconisent ‘l’arrêt de la pensée au bénéfice de la méditation’, dans la résolution de l’impasse ‘chercher/trouver’, un défi à la logique qui tâtonne autour du concept », et même « l’effet miroir de la relation amoureuse », tandis que d’autres ont perçu « une relation ‘immanence/transcendance’ dont la démarche demande la connaissance de soi », dès que « parcourant un livre, il m’arrive d’être envahie par le sentiment d’avoir écrit moi-même ce que j’ai sous les yeux », que « l’autre est un mystère où l’on ne comprend rien ; il est insondable et, Dieu étant mort, vive la psychanalyse », sans préjuger d’autres truismes tels que : « celui qui supprime son humanité se trouve bestial », et «  la ‘trouvaille’ ne se cherche pas ».

L’art a été aussi de la partie, « l’artiste étant toujours dans un espace de lisibilité qui lui permet d’avoir en permanence un regard nouveau », et des « processus non programmés se situant en dehors de l’idée classique de chercher et trouver, on peut trouver sans chercher », ce qui « présuppose une initiation où l’on déniche sa propre essence », « comme Pascal et Saint Augustin », « la prise de conscience de ses limites étant déjà un dépassement » et « écouter quelqu’un revenant à lui faire de la place ». Après l’idée que « tout ça tournait autour du ‘roseau pensant’, des machines à calculer de Pascal et du ‘connais-toi, toi-même’ », un intervenant a conclu que « nous ne sommes pas finis ; que l’on se surprend et on se découvre. Que même si tu ne me connais pas, tu finis par me dégoter quand même et me draguer jusque dans des ‘face book’ ; les Hommes sont la préoccupation de l’Homme depuis les Lumières ».

D’après moi, la conclusion logique de la proposition serait que nous sommes tous équivalents, ou ne sommes que des miroirs de l’interpellateur ; or, chaque individu se distingue de tous les autres, pas pareils ni constants, et encore moins des simples glaces, même si, morfondu parce que une trois quarts d’Aurélia lui aurait claqué dans les mains, Gérard de Nerval a déclaré un jour, « Je suis l’autre » et que, dans la lancée, Arthur Rimbaud, Fernando Pessoa, André Breton, Jean Genet et même Emmanuel Lévinas, qui va jusqu’à s’adjuger le vulnérable visage d’autrui, ont fait écho à cette fable absurde en réponse à la taraudante question : « Qui suis-je ? ». Qui ou que serais-je alors ?, et qu’est-ce que je nomme « Tu » ?  Ai-je une raison d’être, en dehors de la chiralité devant laquelle mon vis-à-vis se plante pour se raser ou s’arranger une coiffure symétrique à la mienne ? Ou ne suis-je que son écho, son invention peut-être, et  n’y en aurait-il que pour lui, toujours lui, lui…, un « Tu » forcément en dehors des volontés qui m’entourent, sans cesse altérées par l’espace-temps que chacun s’approprie inéluctablement ; que mon « moi » n’a aucune raison d’être, et c’est mon surmoi, mon orgueil, qui veut me faire passer subrepticement pour celui que je ne suis pas.

Humilié par des « non-je », je ne serais que le spectateur, un squatteur ou à la rigueur une acrobatie verbale, un fait divers dans le sillage de l’« Autre » sans aucun accès à l’Etre déduit du « Cogito ». Voué à un double destin, je pense, donc je ne sais plus sur quel pied danser, quoique, extrêmement bien cerné par un passeport biométrique, aucun autre ne peut ressurgir de mes débris ni de mes cendres ; je suis unique. Doté de la qualité de sujet, différent de tous les autres, « je » suggère une valeur qui ne se trouve nulle part en toi et qui n’est même pas dans ta cravate, tes colliers ou les poches de ta veste, mais que je me fais fort de défier t’apostrophant : « Si tu me cherches, tu te trouves ! » et, si tu ne veux pas te rater, tu n’as qu’à me rejoindre chez moi ; je vais t’apprendre à ramasser des tartines sur la gueule car, comme disait maître David Hume, « Pour la raison, il vaut mieux que le monde s’écroule plutôt que je m’égratigne le doigt ».

Carlos Gravito

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Débat du 16 Mai 2010 : « Un Homme, ça s’empêche », animé par Sylvie Pétin

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Posted on 17th mai 2010 by Carlos in Comptes-Rendus

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Un Homme, ça s’empêche

En plein week-end de l’Ascension, me rendant au Café des Phares le 16 Mai donc, un certain élan vital s’imposait à moi m’invitant à une soudaine élévation de l’esprit et surtout à ne pas me limiter ou à me désigner un rang ; bref, j’avais la pêche. Ironie du sort, l’animatrice du jour, Sylvie Pétin, choisit cependant pour sujet de notre débat « Un Homme, ça s’empêche », et l’auteur du sujet rapporta qu’il « s’agissait d’une justification d’Albert Camus lequel, étant à la fois français et algérien adopta une discrète neutralité au cours de la guerre d’Algérie ». En réalité, il est question d’une expression chère à Lucien, le père de l’écrivain, stupéfié par la vision immonde d’un tas de cadavres avec les sexes tranchés dans la bouche lors d’une guerre de l’Algérie contre le Maroc, en 1910, et parue dans le roman posthume « Le Premier Homme », dont le manuscrit avait été trouvé dans le fatras de ferraille de la voiture accidentée qui a provoqué la mort du romancier.

Peut importe. L’animatrice « s’étonna que ‘le philosophe de l’engagement’ se défilât ainsi » mais, faisant feu de tout bois, on avança qu’il avait dit aussi « entre la justice et ma mère, je choisis ma mère », ce qui n’est pas exact. Puis furent évoqués « l’envie de tuer sans passage à l’acte soulevée par Castoriadis », « la parole qui permet d’arrêter le geste », suivis des « questions : au nom de quoi ‘ça s’empêche’ ?, qui empêche ? », étant donné « qu’aussi bien l’esprit que le corps sont déjà des obstacles » et que « notre sens des responsabilités nous mène à se donner des limites à soi-même », « si l’on est bien élevés », ajouta Sylvie.

Par la suite, il a été question « de la liberté par rapport à cette abstention, en opposition à la transgression », « dans la structuration de l’enfant » et « comme principe de base dans l’élaboration d’une morale » ; « s’empêcher équivalant à se maîtriser, il y aurait là aussi une manière de faire place à l’autre » et « d’empêcher la robotisation » ou que « l’Homme ne soit pas un loup pour l’Homme », une idée qui pourtant se rencontre vivante dans la tête de tous les humains car, fruit de la masse de leurs efforts physiques et intellectuels, d’elle dépend leur avenir s’ils veulent persister dans l’existence.

Maîtriser ses bas instincts, oui ; c’est clair. Mais, telle qu’elle a été interprétée, la proposition me semble effarante, malgré l’illusion qu’une volonté plus éclairée s’affirmerait, différente de celle de courber l’échine ou de se laisser abuser par le chef de meute, un comportement socialement inacceptable.  Toutefois, optimistes comme nous sommes, nous n’entendons pas la phrase comme une autocensure, alors que la chosification du « ça » dit clairement qu’un Homme doit être mené comme son maître l’entend. Les mêmes principes qui ont structuré les civilisations les conduisirent à l’effondrement car nous sommes nos premiers ennemis et seule une sorte de « code de la rue » peut forcer au respect d’autrui ou à une philosophie de la limite conciliant la révolte, la mesure et autre chose comme la contention d’esprit. « Primum vivere, deinde philosophari ».

En fait, nous subissons la vie, ne la vivons pas, et avons même du mal à comprendre le tracé du réel, sans vouloir toutefois sacrifier un instant à un éventuel rabat-joie. On vit comme dans un rêve fabriqué ailleurs, alors, de tous temps, le diktat de la conscience, faculté de connaître sa propre réalité et de la juger, a enraciné en nous la prudence comme moyen de veiller aux défaillances du surmoi qui, telle une descente d’organes, rendent l’individu inapte à respecter ce que l’on juge bon, dans un monde pulsionnel sans retenue.

Mais, à part ça ? Un philosophe grec, Diogène de Sinope, qui parcourait Athènes « à la recherche d’un Homme » idéal se servant d’une simple lanterne, ne s’est pas empêché d’inviter Alexandre le Grand à s’ôter de son soleil. Savait-il qu’« Un Homme, ça s’empêche » ? S’il s’empêche, il passe à une autre attitude, qui est à son tour sujette à l’observation du papa d’Albert Camus. Cela ne constitue pas un humanisme ; en revanche, cette réflexion donna l’occasion au fils de faire un pan de philosophie préconisant certes de mettre un frein à la démesure mais pas à la révolte, domaine exploré par son frère ennemi, Sartre, qui appela à l’engagement et à la résistance de celui qui sait dire non à soi-même. Comment s’y retrouver, entre égoïsme et altruisme ? Tout dépend des circonstances, sinon on tombe dans la pensée dogmatique ; la liberté n’est pas d’entreprendre ce que l’on veut mais de faire ce qu’il faut dans la recherche du sens et point de l’inaccessible vérité.

Beaucoup de gourous, soutenait à peu près Bernard Shaw, « croient énoncer des vérités définitives quand, finalement, ils ne rapportent que ce qu’ils pensent » ou croient utile de claironner. Admettant l’évidence des choses, je dirais que de simples quidams se défient des apparences pour se consacrer au devoir de se libérer, d’être soi et de résister à leurs propres envies, car un Homme, ça s’impose ; son sourire réduit les distances et, le regard levé vers les autres, il se défait de ses journées, le cœur attentif à la voix d’un ami… et vogue la galère, dans la beauté du monde. Il y a certainement un autre encore plus beau, mais je crains que nous n’ayons pas les moyens de nous le payer ; il est hors de prix.

Carlos Gravito

«Il vaut mieux se perdre dans la passion plutôt que perdre la passion». (St. Augustin) -Café philo du 20 avril 2010 au Toc-Tocques, organisé par Accord Philo-

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Posted on 3rd mai 2010 by Cremilde in Divers |Textes

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St. Augustin (354 – 430) était adepte du manichéisme (Le Bien, l’esprit, s’oppose de façon absolue au Mal, la matière) avant de se convertir au christianisme ; il est intéressant de noter que beaucoup de saints étaient dans leur jeunesse plutôt des jouisseurs invétérés. Ce passage d’un extrême à l’autre (du libertinage à la pureté) donne à réfléchir…

St. Augustin, l’un des plus influents pères de l’Eglise, est l’ »inventeur » du péché originel et LE théoricien de la toute-puissance de la grâce, et à ce titre le précurseur, entre autres, du jansénisme (voire de Luther).

Par ailleurs, c’est l’inventeur du café philo ! En effet, pendant plusieurs mois, il animait des échanges philo avec des membres de sa famille et des amis dans une petite bourgade italienne.

Que voulait dire St. Augustin par cette phrase ? Sûrement pas que n’importe quelle passion serait précieuse, à sauver à tout prix. Il a certainement  visé la seule passion valable à ses yeux : l’amour et plus précisément l’amour du Christ qui a même donné sa vie pour elle (sa Passion). Mais nous ne nous sommes pas laissés enfermer dans une explication de texte, le café philo n’ayant pas les mêmes objectifs qu’un séminaire universitaire…

A première vue, la phrase « Il vaut mieux… » fait penser à un « double bind » ou double lien tel que théorisé par l’école de Palo Alto : quelque soit la réponse ou la réaction, elle est mauvaise. Autrement dit, on tombe de Charybde en Scylla, il faut choisir entre la peste et le choléra. Voyons d’un peu plus près les deux branches de l’alternative apparemment funeste:

I)  « Se perdre dans la passion » :

N’y a-t-il pas grand risque, pour quelqu’un qui se perd dans sa passion, de tomber dans la folie ou d’être tenté par le suicide ?

Je pense, entre autres, au film « Cet obscur objet du désir » de Buñuel, d’après le roman de Pierre Louÿs. C’est l’histoire d’une femme fatale qui amène à la ruine physique et psychique un homme perdu dans sa passion, aussi à un autre : « Passion d’amour » d’Ettore Scola sur le même sujet…

Des passions fatales, proches des addictions, peuvent porter sur un nombre infini d’objets et les crimes passionnels ne plaident pas non plus en faveur de la phrase de St. Augustin – si elle est extrapolée au-delà de l’amour (ou d’autres passions « positives » : de recherche, de connaissance, et encore…)

La catégorisation des passions varient énormément selon les auteurs et elles étaient connotées plutôt négativement chez les Grecs dont l’idéal dominant était la fameuse ataraxie, l’absence de passions/émotions fortes. Kant, également plutôt hostile aux passions, en énumère trois : « Ehrsucht » (ambition), « Habsucht » (cupidité), « Herrschsucht » (soif de pouvoir)…

II) « Perdre la (sa) passion » :

L’autre alternative proposée ne semble guère plus favorable : perdre son énergie vitale, son « feu sacré », devenir « normopathe », à savoir se contenter de fonctionner comme une machine, comme un robot. En psychiatrie on a repéré la « pensée opératoire » dont sont atteints les sujets qui ne peuvent plus symboliser, imaginer, fantasmer. Par ailleurs, la plainte la plus fréquente entendue aujourd’hui dans les consultations psy n’est plus celle des temps de Freud : « Docteur, j’ai trop de pulsions, je n’arrive pas (ou mal) à les maîtriser, mais « Docteur, je ne sens plus rien ». Les psychiatres américains nomment cette pathologie (manque d’énergie, de désir, de passion) : LSD (lack of sexual desire).

Au Japon les nommés « herbivores », jeunes gens végétariens, s’abstiennent de toute relation sexuelle, trop compliquée, trop fatigante…

Hölderlin (bien avant Nietzsche) était conscient de la transformation anthropologique en cours : « Ce qui coutait aux Grecs, c’était de s’élever au-dessus d’une existence terre à terre [d’où l’idéal de l’ataraxie, d’absence de passions, G.G.]. Ce qui nous coûte [à nous, les modernes], c’est de revenir au monde d’ici-bas [retrouver les passions, retrouver notre noyau sauvage, nous « dé-domestiquer », à l’opposé de l’idéal de l’ataraxie, G.G.] ».

Réflexion faite, il vaut mieux se perdre dans la passion que de la perdre ; il vaut mieux être » fou » que robot.

Pourquoi ?

Parce qu’on en guérit plus facilement, il me semble plus facile de structurer une énergie (« folle », chaotique) que d’ »exhumer », ressusciter une énergie vitale « morte », asséchée, pétrifiée.

La difficulté majeure du sujet tient à la polysémie du mot « passion ».

D’une part, la passion (en tant que passivité) est opposée à l’action, et d’un autre elle correspond à un affect explosif, à une énergie psychique nucléaire, le contraire d’une passivité !

Elle s’oppose également à la raison et à la volonté, et Albert O. Hirschmann (in Passions et intérêts) oppose passion et intérêt et explique la substitution de l’une par l’autre à partir de 17ème siècle par la peur des guerres de religion terribles, produites par les passions de la foi. Montesquieu, entre beaucoup d’autres, a vanté  le « doux commerce » et le libre jeu des intérêts par rapport aux passions forcément guerrières. C’est cela que l’on veut nous faire croire encore aujourd’hui.

Sans remonter au nazisme (les juifs et autres même pas sous-hommes, mais choses étaient traités comme des pièces à traiter, sans passion ni haine, mais à éliminer non pas avec passion, c. à. d. sauvagement, mais efficacement, dans des usines de la mort), ne parle-t-on pas aujourd’hui de « frappes chirurgicales » (l’adversaire est une sorte de tumeur à éradiquer) et Bush junior n’a-t-il pas répété à satiété qu’en Iraq « the job must be done » ?

Tuer en tant que métier fait penser au fameux livre de Robert Merle La mort est mon métier qui raconte la biographie de Rudolf Höss (alias Rudolf Lang, la biographie est romancée, tout en étant véridique), directeur du camp d’Auschwitz ; Höss/Lang est soumis à des quotas : il doit être plus efficace et traiter 500.000 « pièces » par an au lieu des ridicules 80.000 de Treblinka. (cf. Wikipeda). Pour être efficace ne faut-il pas faire taire ses passions ?

En conclusion : à mon avis, l’esprit du temps est plutôt hostile à la passion – à ne pas confondre avec le zapping entre innombrables envies stimulées par la pub -, il craint davantage la violence inhérente à toute passion véritable que la prévisibilité de l’homo economicus calculateur de ses intérêts, bref sa robotisation…

Pour finir, trois citations :

« Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit » (de la Rochefoucauld)

« La raison sans passion n’est qu’un roi sans sujet » (Diderot)

« Notre siècle est un siècle d’excitation, et c’est pourquoi il n’est pas un siècle de passion ; s’il ne cesse de s’échauffer, c’est parce qu’il sent bien que la chaleur lui manque ; au fond, le froid est à la glace. » (Nietzsche).

Gunter Gorhan