Débat du 13 juin 2010 : « La dignité », à l’occasion des 50ans d’Amnesty International, animé par Pascal Hardy.

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Posted on 20th septembre 2010 by Cremilde in Comptes-Rendus

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RETOUR SUR LA DIGNITE

Un débat organisé récemment au café des Phares avait pour sujet la dignité, thème retenu pour la campagne du 50e anniversaire d’Amnesty International, et prétexte à ce débat. La dignité est en effet une notion centrale pour une association qui lutte pour le respect des droits humains. Rien d’abstrait dans tout cela, bien au contraire, mais un travail quotidien pour la dignité d’opprimés, de faibles, ou de victimes d’injustices. Mes réflexions après ce débat tournent autour de trois sujets : ce qui constitue la dignité, l’idée de « l’autre » comme « semblable différent », et l’interrogation sur l’indigne.

Constituer la dignité

Les premières traces de la notion de dignité que j’ai retrouvées dans la littérature datent de Cicéron, qui note que la correspondance entre les droits individuels et les droits collectifs implique une responsabilité mutuelle. Il trace ainsi une ligne que suivra ensuite Rousseau en axant sa définition autour des droits sociaux. Ainsi de la liberté, ajouterais-je, qui confère à la dignité sa dimension d’identité pour l’individu et sa dimension de sens pour ses actes.

 Une autre ligne est tracée par Pic de la Mirandole, qui voit l’homme comme la seule créature ayant  la liberté de se « finir » elle-même, ce qui fonde un humanisme et réfute l’idée de perfection divine. Cette intuition traversera les siècles pour en arriver à l’idée moderne que chaque homme est lié à son humanité, qu’il n’est pas objet, mais sujet. Ceci permet notamment aux associations comme Amnesty d’articuler leur combat pour les droits humains avec celui pour l’intégrité des individus.

Je vois une troisième ligne, tracée à l’origine par Kant, qui avance que ce qui a un prix peut être remplacé, alors que ce qui est supérieur à tout prix est ce qui a une dignité. La dignité de l’homme moral des fins sera de faire la loi. Aussi, Marx enfoncera ce clou en distinguant valeur marchande et valeur de dignité. Ce que je trouve intéressant dans cette ligne c’est que la notion de dignité s’inscrit dans une lutte contre la fatalité. Elle incite à l’action et ouvre droit au politique.

La dernière ligne de fondement est tracée par Freud : les soins maternels seraient à la base des principes de réciprocité, source première de tous les principes moraux. Ainsi le nourrisson impotent serait doté par nécessité d’un deuxième corps collectif – c’est-à-dire son entourage – et qui lui a des devoirs. Cette réflexion me fait penser aux travaux de Levinas sur la figure de « l’autre », et qui me semble-t-il, la prolongent.

Ces lignes s’entrecroisent et forment en bonne part le paradigme que nous reconnaissons dans l’usage du concept de dignité. J’en retiens en particulier que le respect des droits humains n’est rien sans une conception humaniste de l’homme. Ce qui m’inquiète est que beaucoup voient l’homme, et de plus en plus, comme un être exclusivement économique, un objet consommant, sommé même de consommer, assigné à un statut prédéfini et soi-disant indépassable. Il y perd là insidieusement mais inexorablement une part de sa dignité par aliénation de sa liberté.

L’autre comme semblable différent

Après le débat, c’est cette belle expression qui me parait caractériser le mieux la condition majeure de l’existence de la dignité : voir l’autre comme « semblable différent », réaliser sa proximité au-delà des frontières et séparations de tous ordres tout en respectant sa singularité. Considérer que l’homme et une fin et non un moyen, par exemple en traitant l’homme dans le pauvre, pas le pauvre dans l’homme. Dans un autre registre, on oublie bien trop souvent que la déclaration universelle des droits de l’homme place à égalité des droits économiques, sociaux mais aussi culturels.

L’indignité

Les scénarios d’humanité et d’inhumanité sont des séquences dans lesquelles nous sommes plongés quotidiennement et dont nous sommes acteurs ou témoins. Dans ce cadre je remarque qu’il nous est fréquemment donné d’identifier ce que j’appelle des porteurs de dignité, ainsi que des porteurs d’indignité. Me revient ainsi l’exemple d’un de ces porteurs de dignité, ce torturé algérien, considérant que la dignité était de réussir à préserver pour lui un espace inviolable et inconnu de ses bourreaux, malgré la souffrance et les dégradations imposées.

Plus largement, la survenance d’une catastrophe humanitaire précipite l’effondrement de tous les droits humains et sociaux fondamentaux et il devient très difficile, mais non moins indispensable, de voir dans les victimes des individus singuliers. Mais pour moi le comble du déni de dignité, c’est-à-dire de l’indignité, est que chaque année plus de 9 000 000 d’enfants puissent mourir de faim. C’est là la manière la plus extrême et la plus horrible de leur nier toute espèce d’humanité.

Cordialement,

Pascal Hardy

http://wecansustain.blogspot.com/

http://tablehotes.blogspot.com/

Débat du 8 août 2010 :  » Peut-on connaître autrement la vie que par la biologie ? », animé par Alexandra.

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Posted on 2nd août 2010 by Cremilde in Comptes-Rendus

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Café philo animé par Liliane Cohen au « La Contrescarpe ».

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Posted on 30th juillet 2010 by Cremilde in Manisfestations - Abécédaire

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Tous les mardis de 18h 30 à 20h 30.

Le Contrescarpe – 57 rue Lacépède (5ème – métro Cardinal Lemoine).

Café philo animé par Alexandra Ahouandjinou au « Le Cardinal » – Porte de St-Cloud.

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Posted on 30th juillet 2010 by Cremilde in Manisfestations - Abécédaire

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2 samedis par mois de 10 heures 30 à 12 heures 30.

Le Cardinal – 5 place de la porte de Saint-Cloud (16ème – métro Porte de St-Cloud)

Le tâcheron et le saltimbanque

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Posted on 29th juillet 2010 by Gunter in Textes

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J’ai été déconnecté pendant une semaine, d’où mon silence obstiné…

C’est une très, très bonne idée de relire mon article « Le politique aux Phares » ; déjà à l’époque j’avais demandé à mes critiques de me signaler les passages injurieux, agressifs, etc. Aucune réponse.

Cette fois-ci, car les mêmes critiques reprennent, je propose une invitation à prendre un pot ensemble (nous pouvons être plusieurs) à tous ceux qui dénicheront ces passages….

En fait, il ne s’agissait pas du tout de cela mais d’autre chose : j’ai appris à l’époque – je n’avais participé à la création du site – que les animateurs ne devaient pas se critiquer entre eux.

Pour quelle raison ? Sont-ils d’une autre essence que les participants, quel serait l’inconvénient si la critique n’est pas personnelle mais porte sur des idées, des propos émis (y compris par l’animateur) ?

C’est une des raisons pour lesquelles nous avons crée un autre site (philo-paris.com). Les animateurs n’y occupent pas une place à part.

Nous nous critiquons entre nous (nous sommes quatre pour le moment à nous occuper du site), je ne suis pas toujours d’accord avec Carlos et je ne le suis pas non plus avec quelques formules excessives de Crémilde mises sur les deux sites ; mais qui peut être sûr de toujours passer sans difficultés du reflexe à la réflexion ?

Une autre raison de créer un deuxième site était de permettre à Carlos à continuer à écrire ses comptes-rendus, mais comme il retourne souvent dans son pays, ils ne sont pas systématiques. Nous accueillons toutes les bonnes volontés.

Une troisième raison : il n’y a aucun tri préalable, aucune censure autre que la loi française (pas d’apologie du racisme, du crime, pas de diffamation, etc.). Comment faire autrement ? Qui serait juge (neutre, objectif, savant), par exemple, de la pertinence philosophique d’une contribution ? Sommes-nous à l’école ou à l’Université ? Il ne faut pas confondre l’histoire de la philosophie, qui s’enseigne et qui est une expertise, et la philosophie vivante, en acte qui ne s’enseigne pas.

Une dernière raison : nous n’avons pas de ligne éditoriale ou rédactionnelle, c’est très informel, nous ne nous prenons pas tant au sérieux…

Autrement dit, les échanges sur notre site correspondent, à peu près, au « plan d’immanence » (G. Deleuze) ou exprimé par métaphore : nous sommes entrés dans une époque où ce n’est plus le verbe qui doit se faire chair (la vérité descend d’en haut, d’une autorité quelconque, qui peut-être un animateur, un webmaster, un modérateur du site, etc.) mais la chair doit se faire verbe, la vérité doit venir d’en bas (de toutes les contributions).

Il n’y aura que la lucidité, l’intelligence, l’honnêteté, la perspicacité, l’intuition éthique des internautes qui pourront faire le tri. C’est un pari : l’excessif, le vide, le tordu, le non-fondé, le non-pertinent, la décharge pulsionnelle, la crispation narcissique, la manip perverse, etc. s’élimineront d’eux-mêmes, sombreront grâce aux qualités nécessairement supposées des Internautes. Après tout, ce n’est que l’application des Lumières à Internet : chacun doit trier par lui-même – dans le cadre, bien sûr, de la loi française.

La méthode au café philo ! Qu’est-ce qui vaut mieux ? Une méthode fixée d’avance ou celle de Wittgenstein qui compare une question philosophique à la découverte d’une ville dont on ne possède pas le plan : on commence par errer et peu à peu des lignes de force se détachent, une structure émerge qu’il s’agit alors d’approfondir et de vérifier. La méthode en philosophie et en général, est un objet de prédilection de la philosophie. Tout le monde connaît le discours sur la méthode de Descartes ; nous trouvons en face, si on peut dire, Gadamer (père de l’herméneutique) qui  a écrit « Vérité et (en réalité :ou) méthode, Feyerabend (très important philosophe des sciences, « Contre la méthode »), Barthes : « La stérilité menace tout travail qui ne cesse de proclamer sa volonté de méthode » et on pourrait continuer encore longtemps. L’essentiel est ailleurs : il y a deux façons légitimes de philosopher, l’une plutôt « scientifique » et l’autre plutôt « poétique ». Mais tout le monde veut avoir le beau rôle : les philosophes-« poètes » (la philosophie est avant tout une fête et une aventure) traitent les philosophes-« scientifiques » (rigoureux, précis, méthodiques, etc., la philosophie est avant tout un travail) ) de tâcherons et de laborieux et à l’inverse ces derniers traitent les philosophes plutôt d’artistes (la vérité n’est pas l’exactitude, elle est à faire, pas de méthode, même les associations sont bienvenues, ce qui est cherché ce sont des fulgurances plutôt que la construction collective, patiente, etc.) de saltimbanques, de fantaisistes, chaotiques, etc.

Les diagnostics plutôt pessimistes concernant « la philosophie dans la cité » (que j’ai pu lire sur les deux sites) ne sont guère justifiés. Des échanges philosophiques se développent partout (y compris dans les cafés en France et à l’étranger, mais aussi dans un grand nombre d’autres lieux), la réflexion théorique progresse : Un colloque dans le Sud-ouest sur les nouvelles pratiques philosophiques vient de se terminer, thème qui sera repris en novembre prochain lors des 11èmes rencontres à l’UNESCO.

Pour terminer, j’aurais, personnellement, depuis longtemps abandonné l’activité d’animateur d’échanges philo, s’il ne s’agissait que d’échanger des idées. Pour qu’un tel échange soit intéressant(pour moi !) il faut que je puisse écouter non pas les idées isolées du reste, à savoir des émotions, désirs, angoisses, gènes, expériences, « postures existentielles » singulières de chacun, bref, que je puisse entrer en contact avec tout un monde tout un univers ; les pensées coupées de leur sol existentiel me font en effet l’effet d’êtres faméliques, fantomatiques, blafardes, exsangues…

Débat du 1er août 2010 : « Malgré l’ignorance il faut juger » animé par Gunter Gorhan.

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Posted on 26th juillet 2010 by Cremilde in Comptes-Rendus

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Compte-rendu du dimanche, 1er août 2010 : « Malgré notre ignorance, il faut juger ».

Georges, prophétique, avait posté son commentaire avant (!) ce compte-rendu, d’où le paradoxe apparent d’un compte-rendu qui commence par répondre à son premier commentateur.

C’est vrai, je prends position quand j’en ai une, sans trop, j’espère, censurer/étouffer celle des autres. Comme je n’ai jamais cru qu’il était possible de cacher sa propre position, d’être objectif, impartial, il me paraît le plus honnête d’adopter l’attitude consistant à exposer son propre « parti pris ».

Souvent, cependant, je ne sais pas moi-même, du moins au début de nos échanges, ma position, ou mon « jugement » pour reprendre le thème du dimanche dernier.

Dimanche dernier, je ne savais pas, jusqu’à la fin, comment je pourrais, je devrais répondre à la question posée : « Malgré notre ignorance, faut-il juger ? ». Et je la  rumine depuis…

Voici quelques éléments, dans le désordre et dont la plupart a été évoqué hier matin, de mes ruminations post-« débat » :

-         Peut-on ne pas juger ? Peut-on enregistrer la réalité à la façon de machines qui ne trient pas selon des valeurs forcément subjectives (appareils de photo, magnétophones, etc.) ? Pour le courant philosophique nommé « phénoménologie » c’est impossible, toute perception est soutenue par une intentionnalité (qui juge, d’une façon ou d’une autre). Freud dit la même chose de façon plus directe : » L’objet, avant d’être perçu, est investi [d’un désir, donc d’un jugement] ».

-         Le fait de ne pas juger, ne revient-il pas à approuver la situation, l’état des choses tels qu’ils sont donnés dans leurs positivités respectives : « Qui ne dit mot, consent » (maxime du droit privé). Par exemple, celui qui ne vote pas, soutient (qu’il le veuille ou pas, qu’il le sache ou pas) le régime en place.

-         En même temps, n’avons pas le droit de ne pas juger ? N’y-a-t-il pas une pression à laquelle il s’agit de résister (surtout en ville, contrairement à la campagne, a-t-il été soutenu) pour que nous nous prononcions, que nous ayons des opinions, des jugements sur tout ?

-         Quel est le domaine qu’il faut laisser raisonnablement à l’expertise – je délègue mon jugement à plus compétent que moi, par exemple à un médecin – et quel est le domaine où tout un chacun (en démocratie, du moins) doit pouvoir juger lui-même pour prendre une décision adéquate ? Où commence l’expertocratie, le dépassement des compétences légitimement exclusives de l’expert ?

-         Quelle est l’articulation juste entre « juger », « condamner », « décider », « choisir » et j’oublie certainement d’autres verbes du même champ sémantique ?

-         Quelles sont les différences et les ressemblances entre deux types de jugement, celui prononcé par un tribunal et celui par le for (mot latin pour tribunal) intérieur ?

-         Deux sensibilités se sont dégagées au fur et à mesure que le temps passait : pour juger, il faut pratiquement tout savoir, tout maîtriser, tout prévoir, il ne faut pas prendre de risque, ou plutôt le moins possible; en face : il faut juger même si on n’a pas » toutes les cartes en main », il faut prendre des risques, la vie est risquée, une aventure, etc. Heureusement, pour certains, malheureusement, pour d’autres, il n’y a pas de mode d’emploi (ou des recettes) concernant la vie…

-         A un moment des échanges,  renversement spectaculaire de perspective : Et si c’était le contraire, si pour pouvoir juger il faudrait être dans une certaine mesure ignorant ? Sous-entendu – le lien entre jugement et action n’a été qu’effleuré, mais c’est la nécessité d’agir qui donnait son poids existentiel au thème retenu : quelle dose de connaissance est présupposée, exigée pour que l’action soit juste/vraie ? – celui qui sait trop ne pourra plus juger et donc agir, la situation serait tellement complexe que la seule alternative serait une action totalement aveugle : Alexandre le Grand tranchant d’un seul geste le nœud gordien – le démêler aurait pris tant de temps que toute action serait devenue inutile…

-         J’ai eu un trou à la fin de ma conclusion ; j’aurais voulu recommander le philosophe canadien Charles Taylor dont l’un des centres d’intérêt porte sur les valeurs qui déterminent nos jugements et nos actions. Chacun, selon Taylor, a sa propre hiérarchie de valeurs, bien au-delà du binarisme freudien : plaisir, déplaisir – telles que beauté, justice, courage, liberté, honnêteté, fidélité, vérité, constance, authenticité, sensibilité, etc., etc. Cette hiérarchie, en général inconsciente, exige d’être élucidé en cas de dilemme éthique où au moins deux  de nos valeurs se contredisent.

-         Finalement, peut-être l’ignorance la plus fondamentale ne concerne-t-elle pas les faits qu’il s’agit de juger mais celle qui porte sur notre hiérarchie des valeurs qui, pour Taylor, définit nos identités : « Dis-moi comment tu hiérarchise tes valeurs et je te dirai qui tu es. »

Nos échanges de réflexions aux Phares et ailleurs contribuent aussi à élucider nos subjectivités, nos identités – que l’on ne peut modifier, approfondir, élargir (c.-à.-d. nous amener à croître, autre mot pour vivre) que si on les connaît suffisamment….

Georges a raison, j’ai comme toujours trop parlé à mes propres yeux, mais sincèrement, un grand nombre de participants m’encourage pourtant dans cette voie. Il est vrai aussi que Marc parlait peu jusqu’ à la mi-temps où il prenait la parole assez longuement pour exposer son point de vue – si je me souviens bien.

Je ne crois pas, cependant, avoir orienté le débat cette fois-ci, j’étais moi-même désorienté et le je suis toujours en grand e partie concernant la question : « Malgré notre ignorance, faut-il juger ? ». Cette question a été formulée au départ par le « père du sujet » sous forme affirmative…

Débat du 25 juillet 2010 : « les valeurs se réduisent-elles aux désirs » animé par Sylvie Pétin.

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Posted on 21st juillet 2010 by Cremilde in Comptes-Rendus

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Débat du 11 juillet 2010 : « C’est bon pour le moral ! », animé par Gunter Gorhan.

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Posted on 15th juillet 2010 by Cremilde in Comptes-Rendus

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« C’est bon pour le moral »  est  le sujet choisi et animé par Gunter.  Mon appétence n’allait pas forcément vers ce sujet. Mon penchant m’aurait  plus poussé à vouloir explorer  le sujet : « pourquoi les femmes sont belles ? » Mais je me plie à la règle et la réponse est peut être dans les échanges de ce dimanche.

Celle qui l’a proposé explique son choix en lien avec un autre suggéré, celui qui proposait de se poser la question : le superflu, est-il nécessaire ? Assez rapidement s’est introduite une motivation latente ; chercher objectivement ce qui est bon pour le moral pour ne plus avoir à se tracasser avec sa subjectivité. Et deux mouvements s’affrontent : les il faut et les flous…

Si j’ai finalement  décidé de me prendre du  temps pour donner un peu d’épaisseur, c’est-à-dire un peu de permanence à ce dimanche par l’écriture de ce compte-rendu, c’est parce que je voudrais m’attarder aux mouvements induits par la distribution de la parole.

La circularité entre le groupe et l’animateur n’est pas un secret pour personne. Selon la qualité de l’animateur (qualité bien entendu dans le sens de « façon d’être » et non dans le sens d’un jugement de valeur !),  le problème est traité d’une manière ou d’une autre. L’émergence de la parole a besoin de facilitateur. Une pensée enfermée dans une tête d’homme est une pensée perdue pour l’humanité. La parole est sensée refléter une pensée. Mais bien souvent elle n’est qu’une ébauche de « quelque chose »  qui cherche à s’exprimer. La parole est médiatrice  du travail de l’homme à se mettre en rapport avec le Monde, et tout particulièrement avec le Monde des Hommes. Pensée, penser, panser….

Ce qui me reste de ce dimanche, c’est le soin que Gunter a mis à  protéger  la parole  de chacun dans le débat. Il a redéfini l’objet du débat philosophique par la citation de je ne sais plus qui : « Je philosophe pour sauver ma peau et mon âme ».

La pensée de l’autre peut heurter mon activité de penser puisqu’elle ne s’intègre pas dans « mon système » de pensée. Cela me « bouleverse ». Un jeune homme le dit en fin de séance : « Cela me bouleverse d’entendre que tu parles d’une loi propre, puisque pour moi, j’aime obéir, c’est bon pour mon moral…. » Il parle du plaisir de la consigne.

Bien souvent, la réaction au bouleversement, c’est d’interdire la parole qui fait cet effet. Ainsi, la parole d’un participant qui évoque le problème de la pédophilie et, dans l’opposition apparemment difficile à concilier entre le moral et la morale provoque un discours dur : « Arrête de tout ramener à la pédophilie ».

Interdire un discours, c’est interdire de penser. Il y a des discours difficiles à entendre. La pédophilie heurte notre sens de l’esthétique, mais nous savons que cela existe. Se rappeler la morale morbide du pédophile n’est pas bon pour le moral de certains participants  au café philosophique, mais il est bon pour le moral de savoir qu’il y a un lieu ou la règle de vie pendant deux heures est de se donner le devoir de tout entendre et d’avoir le droit de  tout dire. Gunter a  beaucoup pris  la parole pour rappeler ce cadre, et je pense que, personnellement, il a bien fait.

J’ai vu dans ce débat s’affronter deux façons d’avoir le moral : d’un côté la  recherche d’un certain confort dans la négation momentanée des vicissitudes de la vie (dans le sens  « boire un petit coup c’est agréable… ») ou alors l’attitude, la posture du vivant à ne jamais se contenter avec le « définitif », à explorer ce qui pourrait advenir en cherchant à dépasser les limites personnelles ou imposées  dans un processus de croissance qu’on appelle vivre.  On a là, si j’ai bien suivi  la proposition de Gunter, l’éternel dialogue féminin/masculin : se battre pour une noble cause,  profiter de la pure joie d’exister. L’un n’empêche, heureusement, pas l’autre ! La meilleure façon de vivre, c’est de savoir intégrer les deux ! Il me semble…

Parfois, on a l’impression que ces échanges nous apportent tant de richesses, qu’on a envie qu’elles perdurent et qu’elles laissent des traces plus durables.

Qu’en est-il de ce dimanche ?

Elke Mallem

14 juillet 2010

Débat du 18 juillet 2010 : « La première fois », animé par Gérard Tissier.

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Posted on 10th juillet 2010 by Gunter in Comptes-Rendus

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Olivier Rey nous a parlé de « Simone Weil et la science » le 19 juin au Café Léonard. En juin 2009 Olivier Rey à publié dans les « Cahiers Simone Weil » l’article ci-dessous.

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Posted on 23rd juin 2010 by Cremilde in Divers |Textes

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Cahiers Simone Weil , tome XXXII, n°2, juin 2009, p. 189-199.


Une science qui aimerait le monde

Olivier Rey

En la personne de Simone Weil, nous n’avons pas affaire à une philosophe qui penserait tantôt la religion, tantôt la « question sociale », tantôt l’art, etc. : chez elle, comme chez peut-être tout philosophe authentique, la pensée met en permanence en jeu le tout de la pensée. Il en résulte que l’attention portée à la science, dont l’œuvre de Simone Weil porte de nombreux témoignages, n’est pas une province séparable de l’ensemble de sa réflexion. Le souci de la science ne cesse, au contraire, d’adhérer à ses préoccupations fondamentales — qu’il s’agisse de concevoir une science participant de la spiritualité, au lieu de combattre celle-ci, ou de déplorer les égarements d’une science moderne complice du malheur de notre temps, du malheur moderne. Ce malheur que Péguy, dans Notre Jeunesse, donnait pour général :

Dans le monde moderne tout le monde souffre du mal moderne. Ceux qui font ceux que ça leur profite sont aussi malheureux, plus malheureux que nous. Tout le monde est malheureux dans le monde moderne[1].

Simone Weil était trop jeune pour approuver : elle n’avait alors, en juillet 1910, que dix-huit mois. Mais plus tard, elle sembla partager ce point de vue — et donnera au mal moderne le nom de déracinement. Au printemps 1941, dans une chronique consacrée à la littérature, elle prit soin en évoquant « le malheur du temps » de donner, comme Péguy, toute son ampleur à ce qu’elle désignait par ces termes :

Par là je n’entends pas seulement la défaite de la France ; le malheur de notre temps s’étend beaucoup plus loin. Il s’étend au monde entier, c’est-à-dire à l’Europe, à l’Amérique, et aux autres continents, pour autant que l’influence occidentale y a pénétré[2].

Indissociable de cette influence occidentale : la science, qui en a été un vecteur déterminant ; qui est devenue, comme Leo Strauss le dira plus tard, la colonne vertébrale de l’Occident. Simone Weil a fait ce constat :

On doute de tout en France, on ne respecte rien ; il y a des gens qui méprisent la religion, la patrie, l’État, les tribunaux, la propriété, l’art, enfin toutes choses ; mais leur mépris s’arrête devant la science. […] Par rapport au prestige de la science il n’y a pas aujourd’hui d’incroyants[3].

Et elle ajoute : « La science, avec la technique qui n’en est que l’application, est notre seul titre à être fiers des Occidentaux, des gens de race blanche, des modernes. » Ce faisant, Simone Weil ne veut pas dire que cette fierté tirée de la science et des techniques est légitime, ou que les Occidentaux ne pourraient pas s’enorgueillir d’autre chose : elle dit que dans les faits, la fierté occidentale — celle, par exemple, qui a présidé au colonialisme, à l’impérialisme militaire, économique, culturel —, a trouvé sa source essentielle dans la science et les techniques qui en sont issues. Le zèle missionnaire comme le combat des anticléricaux ne furent pas, selon elle, indépendants de ce fondement.

Un missionnaire qui persuade un Polynésien d’abandonner ses traditions ancestrales, si poétiques et si belles, sur la création du monde, pour celles de la Genèse, imprégnées d’une poésie très semblable, ce missionnaire puise sa force persuasive dans la conscience qu’il a de sa supériorité d’homme blanc, conscience fondée sur la science. […] Un instituteur de village qui se moque du curé, et dont l’attitude détourne les enfants d’aller à la messe, puise sa force persuasive dans la conscience qu’il a de sa supériorité d’homme moderne sur un dogme moyenâgeux, conscience fondée sur la science[4].

Pour Simone Weil, ce statut de la science moderne est usurpé. Pourquoi ? Un bref recours à Pascal nous aidera à le formuler. Dans l’abrégé placé en tête des Méditations métaphysiques, Descartes a cette expression : « l’esprit, ou l’âme de l’homme (ce que je ne distingue point)… » Indistinction qui fera sursauter Pascal. Pour ce dernier, il n’y a pas deux ordres — le corps et l’esprit —, mais trois : le corps, l’esprit et la charité. C’est au nom de cette distinction, entre l’esprit et la charité, qu’il considérera la condamnation de Galilée par l’Église comme malheureuse, car reposant sur une confusion des ordres. La science nouvelle mobilise l’esprit pour connaître les corps ; la religion, elle, doit être tournée vers la charité, et ne mobiliser l’esprit que dans cette direction. D’un côté, Pascal prône la liberté pour la philosophie naturelle, ainsi qu’on appelait ce qui aujourd’hui porte le nom de science. De l’autre, il n’accordait qu’une valeur minime à cette philosophie :

Descartes — Il faut dire en gros : « Cela se fait par figure et mouvement », car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine[5].

Simone Weil semble partager, dans une large mesure, ce jugement sur la science telle qu’elle s’est développée en Europe, à partir de la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle. Ainsi écrit-elle de la science classique, dans son essai inachevé La science et nous :

L’intérêt en est limité et même faible ; elle est terriblement monotone, et le principe une fois saisi, c’est-à-dire l’analogie entre les événements du monde et la forme la plus simple du travail humain, elle ne peut rien apporter de nouveau, si longtemps qu’elle accumule les découvertes. Ces découvertes ne donnent aucune valeur nouvelle au principe, elles tirent de lui toute leur valeur. Ou s’il prend par elles une plus grande valeur, c’est seulement autant qu’il est réellement saisi par l’esprit d’un homme au moment de la découverte, car l’acte par lequel un esprit se met soudain à lire la nécessité à travers des apparences est toujours admirable. […] En revanche rien n’est si morne, si désertique que l’accumulation des résultats de la science, dans les livres, à l’état de résidu mort. Une accumulation indéfinie d’ouvrages de physique classique n’est pas désirable[6].

Pour Simone Weil, la science moderne accumule des connaissances, mais n’apporte pas de vérités. Pour saisir la distinction très nette que Simone Weil opère entre connaissance et vérité, il est utile de se reporter à la distinction pascalienne entre esprit et âme, ou charité. On pourrait dire que la connaissance se rapporte à l’esprit (au sens de Pascal), la seconde à l’âme. Voici le critère que Simone Weil donne, pour décider si une connaissance a rapport ou non à la vérité.

L’acquisition d’une connaissance fait dans certains cas approcher de la vérité, mais dans d’autres cas n’en approche pas. Comment discerner les cas ? Si un homme surprend la femme qu’il aime et à qui il avait donné toute sa confiance en flagrant délit d’infidélité, il entre en contact brutal avec de la vérité. S’il apprend qu’une femme qu’il ne connaît pas, dont il entend pour la première fois le nom, dans une ville qu’il ne connaît pas davantage, a trompé son mari, cela ne change aucunement sa relation à la vérité. Cet exemple fournit la clef. L’acquisition des connaissances fait approcher de la vérité quand il s’agit de la connaissance de ce qu’on aime, et en aucun autre cas[7].

Or, remarque-t-elle :

Depuis la Renaissance — plus exactement, depuis la deuxième moitié de la Renaissance — la conception même de la science est celle d’une étude dont l’objet est placé hors du bien et du mal, surtout hors du bien, considéré sans aucune relation au bien. La science n’étudie que les faits comme tels, et les mathématiciens eux-mêmes regardent les relations mathématiques comme des faits de l’esprit. Les faits, la force, la matière, isolés, considérés en eux-mêmes, sans relation avec rien d’autre, il n’y a rien là qu’une pensée humaine puisse aimer[8].

Simone Weil semble ici répondre à ce qu’écrivait Poincaré dans un chapitre intitulé « La morale et la science »[9], sur l’homme de science rempli de l’amour de la vérité — « la passion qui l’inspire, c’est l’amour de la vérité… » Pour Simone Weil, les connaissances apportées par la science moderne sont en dehors de la vérité puisque, par principe même, la question morale est évacuée[10]. Horkheimer, dans Éclipse de la raison, a décrit le passage de ce qu’il appelle la raison objective à la raison subjective. Le rôle de la raison objective était de percevoir la véritable nature de la réalité et de déterminer, en conséquence, les principes directeurs d’un existence humaine, afin que celle-ci soit en accord avec l’ordre du monde. La raison subjective est une méthode que l’homme met en œuvre pour parvenir à ses fins. Des fins qui, par ailleurs, se décident en dehors de ladite raison. Tout ce que celle-ci peut faire, c’est mettre en garde et offrir ses services, transformer l’expression brute des passions, qui expose à maints dangers et déceptions, en poursuite avisée de l’intérêt, qui tient compte des contraintes et s’efforce de frayer la meilleure voie à travers ces contraintes. Une dichotomie radicale s’installe entre, d’une part, l’ordre des faits, de l’autre, l’ordre des valeurs — c’est la Is/Ought distinction établie par Hume dans le Traité de la nature humaine, la rupture logique entre les états de faits et les évaluations, les jugements factuel et les jugements moraux.

Simone Weil est toute entière tendue contre cette séparation entre les moyens et les fins. Elle rejette l’indifférence au bien et au mal à laquelle le scientifique moderne s’astreint, au nom de ce que celui-ci appelle la vérité, et qui n’est, au mieux, qu’une connaissance exacte. Cela étant, et il est essentiel de le noter, elle rejette aussi, symétriquement, l’attitude qui, au nom du bien, serait prête à faire le sacrifice de ce qui est.

Dostoïevski a commis le plus affreux blasphème quand il a dit : « Si le Christ n’est pas la vérité, je préfère être hors de la vérité avec le Christ. » Le Christ a dit : « Je suis la vérité. » Il a dit aussi qu’il était du pain, de la boisson ; mais il a dit : « Je suis le pain vrai, la boisson vraie », c’est-à-dire le pain qui est seulement de la vérité, la boisson qui est seulement de la vérité. Il faut le désirer d’abord comme vérité, ensuite seulement comme nourriture[11].

D’un côté, Simone Weil insiste donc sur la nécessité, pour toute pensée qui vaille, de demeurer en permanence habitée par la question morale — parce que « rien n’est si essentiel à la vie humaine, pour tous les hommes et à tous les instants, que le bien et le mal[12] ». C’est précisément parce que la science moderne se situe dans l’indifférence morale qu’elle se condamne au superficiel. Là est peut-être, note-t-elle au passage, la véritable explication de sa singularité dans l’espace et dans le temps :

Rien n’est plus étranger au bien que la science classique. […] On peut peut-être s’expliquer ainsi qu’en aucun temps et aucun lieu, sinon au cours des quatre derniers siècles dans la petite péninsule d’Europe et son prolongement américain, les hommes ne se soient donné la peine d’élaborer une science positive. Ils étaient plus désireux de saisir la complicité secrète de l’univers à l’égard du bien[13].

Simone Weil est aux antipodes de Renan, qui imaginait que science et sagesse allaient de pair. Croire que l’on peut mettre le bien et le mal entre parenthèses, le temps d’acquérir des connaissances que l’on fera ensuite servir au bien, est une erreur : ce que l’on aura appris, c’est l’indifférence morale, l’insensibilité aux questions fondamentales, l’inattention à ce qui importe vraiment. On ne peut s’empêcher de faire ici le rapprochement entre les propos de Simone Weil et ce que Husserl, homme de style pourtant très différent, écrivait à la même époque de la science :

Dans la détresse de notre vie — c’est ce que nous entendons partout — cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin[14].

Plus loin :

Le concept positiviste de la science à notre époque est […], historiquement considéré, un concept résiduel. Il a laissé tomber toutes les questions que l’on avait incluses dans le concept de métaphysique, […] et parmi elles toutes ces questions que l’on appelle avec assez d’obscurité les questions « ultimes et les plus hautes[15].

D’un autre côté, aussi critique Simone Weil soit-elle avec la science moderne, elle ne rejette nullement, comme nombre de gens de lettres sont tentés de le faire, la science en tant que telle. Elle ne formule ses reproches que dans la mesure où elle imagine une autre science, qui ne serait pas seulement source de connaissance, mais de vérités. « La science enfle, l’amour édifie », disait saint Paul dans la première épître aux Corinthiens : Simone Weil pense, pour sa part, que la science peut édifier. À quelle condition ?

L’esprit de vérité peut résider dans la science à la condition que le mobile du savant soit l’amour de l’objet qui est la matière de son étude. Cet objet, c’est l’univers dans lequel nous vivons. Que peut-on aimer en lui, sinon sa beauté ? La vraie définition de la science, c’est qu’elle est l’étude de la beauté du monde[16].

En regard de la science moderne, Simone Weil fait l’apologie de la science grecque. Et on comprend pourquoi : la science grecque était la science d’un cosmos. C’est-à-dire, conformément au sens premier du mot cosmos, d’un tout harmonieux. Au sein d’un cosmos, par définition pourrait-on dire, faits et valeurs sont indissociables. (C’est en ce sens que Rémi Brague a pu parler, pour les Anciens, de « cosmos éthique » et d’« éthique cosmologique » : le ciel étoilé au-dessus de la tête et la loi morale dans le cœur ne sont pas alors simplement juxtaposés, comme dans la formule kantienne, mais constitutivement liés[17].) C’est parce que le monde des anciens Grecs était un cosmos que, comme le note justement Simone Weil, « au lieu du rapport entre le désir et les conditions de l’accomplissement la science grecque a pour objet le rapport entre l’ordre et les conditions de l’ordre[18] ».

De même que la science classique est essentiellement parente de la technique, de même la science grecque, quoique aussi rigoureuse ou plutôt davantage, quoique non moins appliquée à saisir partout des nécessités, est essentiellement parente de l’art et surtout de l’art grec.

La science grecque considère les mêmes conditions que la science classique, mais elle a égard à une aspiration tout autre, l’aspiration à contempler dans les apparences sensibles une image du bien[19].

On pourrait, ici, mettre en cause l’amalgame entre beau et bien. À ceci près que cet amalgame était courant dans la Grèce à laquelle Simone Weil se réfère. On pourrait aussi critiquer le lien entre beauté et vérité — Nietzsche n’a-t-il pas fait l’apologie de la beauté mensongère ? Il se pourrait, cependant, que ce qui importe le plus dans la beauté ne soit autre que la part de vérité que nécessairement elle comporte. Comme le dit Proust dans Contre Sainte-Beuve : « Il n’y a pas à proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d’une vérité. » C’est la faculté à éprouver ensemble le bien, le beau et la vérité que Simone Weil célèbre chez les Grecs :

Hommes heureux, en qui l’amour, l’art et la science n’étaient que trois aspects à peine différents du même mouvement de l’âme vers le bien[20].

Elle ajoute : « Nous sommes misérables à côté d’eux. » Ce qui est bien possible. Et encore : « Pourtant ce qui fait leur grandeur est à portée de notre main. » Est-ce le cas ? La grandeur grecque, telle que Simone Weil l’entend, est-elle vraiment à portée de notre main ?

Nous nous heurtons, avec cette interrogation, à une question générale concernant la pensée de Simone Weil. Celle-ci n’ignore pas l’histoire, loin de là. Mais dans cette histoire, elle voit moins un processus qu’une succession, au sein de laquelle elle repère les manifestations d’un esprit indépendant du temps. De là ses rapprochements à travers les siècles et les cultures, entre Platon, les Védas, le Christ, ou entre les esprits purs qu’elle identifie à travers le temps[21]. De là, aussi, son marcionisme : Simone Weil rejette l’Ancien Testament, parce qu’elle n’y reconnaît pas la marque de l’Esprit saint. Mais pourquoi le Christ s’est-il manifesté à un moment particulier de l’histoire ? On ne peut le concevoir si on ne tient pas compte du chemin qui demandait à être préalablement parcouru pour que le Christ advienne. Chemin qui, dans sa nécessité, fait partie de la vérité.

Simone Weil adopte, vis-à-vis de la science, une attitude de même ordre : il ne s’agit plus, en l’occurrence, d’avoir le Nouveau Testament sans l’Ancien, mais la science grecque malgré ce qui advenu depuis. Or, est-ce possible ? On connaît les thèses de Thomas Kuhn, décrivant les révolutions scientifiques comme des changements de paradigmes qui rendent, une fois effectués, impossible l’accès à un état antérieur de la science : les anciens paradigmes, à l’aide desquels on devrait penser le monde, sont nécessairement interprétés à la lumière des nouveaux. Affirmation contestable au sein de la science moderne, où il ne semble pas que les révolutions relativiste et quantique aient interdit de penser dans un cadre newtonien. Il n’y aurait, finalement, qu’une seule révolution pour laquelle la thèse de Kuhn s’appliquerait vraiment : la super-révolution scientifique qui a consacré le passage de la science aristotélicienne à la science moderne[22]. Retrouver Aristote, ou renouer authentiquement avec telle ou telle expression de la science grecque, voilà qui n’est plus guère à notre portée. On dira que Simone Weil, elle, y parvient : peut-être. Mais sa position sera alors reçue non comme exprimant la vérité du monde, mais la façon dont elle, Simone Weil, appréhende le monde. Autrement dit, la façon qu’elle a de revendiquer une raison objective sera interprétée comme une manifestation de la raison subjective.

Remarquons toutefois qu’après la révolution moderne, d’autres révolutions peuvent survenir, et il n’est pas dit que le cadre de pensée de la science moderne soit définitif. L’une des raisons amenant une mutation serait l’épuisement du projet scientifique moderne, son incapacité à éclairer le monde comme il en avait l’ambition. D’une part, comme l’a souligné Simone Weil, par la mise à l’écart de la question humaine essentielle, celle du bien et du mal ; d’autre part, par un phénomène que Renan, en son temps, avait déjà perçu :

Un grand danger vient de l’accumulation indéfinie des données de la science dans le champ limité de l’esprit. Il est à craindre que le cerveau humain ne s’écrase sous son propre poids, et qu’il ne vienne un moment où son progrès même ne soit sa décadence[23].

Simone Weil a elle aussi identifié cette difficulté quand, à propos de la science contemporaine, elle écrivait : « Les clartés, en s’accumulant, font figure d’énigmes, à la manière d’un verre trop épais qui cesse d’être transparent[24]. » Mais au contraire de Renan, elle ne s’en alarmait pas. Elle y voyait plutôt un symptôme révélateur des insuffisances fondamentales de l’approche moderne, une invitation à changer la forme du savoir[25], une occasion de dissiper un malentendu : celui qui a installé en position dominante des disciplines — science, mais aussi littérature — impropres en elle-même à féconder la vie spirituelle et à orienter les hommes dans la vie. Pour autant, elle hésitait à se féliciter :

Aujourd’hui plusieurs signes semblent indiquer que dès maintenant cette usurpation des écrivains et des savants a pris fin, bien que les apparences se prolongent. Il faudrait s’en réjouir, s’il n’y avait lieu de craindre qu’ils ne soient remplacés par bien pire qu’eux[26].

Telle est bien là, aujourd’hui, notre position inconfortable : ou bien perpétuer des formes auxquelles, au fond, nous ne tenons guère, ou bien les abandonner, au risque de hâter une déchéance plutôt que de servir une renaissance.


[1] Œuvres en prose complètes, 3 vol., Gallimard, coll. Pléiade, 1992, t. III, p. 132.

[2] « Lettre aux Cahiers du Sud sur les responsabilités de la littérature », in Œuvres complètes, 16 vol., Gallimard, t. IV, vol. 1 « Écrits de Marseille », 2008, p. 69.

[3] L’Enracinement, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1999, p. 1176.

[4] Ibid.

[5] Pensées (Brunschvicg II 79).

[6] La science et nous, in OC IV.1, op. cit., p. 147.

[7] L’Enracinement, op. cit., p. 1186 (souligné par nous).

[8] Ibid., p. 1187 (souligné par nous).

[9] Ultime chapitre de Dernières pensées [1913].

[10] Non seulement, faut-il le remarquer, pour les sciences de la nature mais même, sur ce modèle, dans les sciences humaines, avec la revendication d’un discours axiologiquement neutre, séparant radicalement les faits des jugements de valeurs portés sur ces mêmes faits (les faits en question pouvant éventuellement être, dans les sciences humaines, des jugements de valeurs pris pour objets). À titre d’exemple, cet extrait des Éléments d’économie pure de Walras, publiés en 1874 (3e leçon, §21), qui traite de l’« utilité » : « Il n’y a pas […] à tenir compte ici de la moralité ou de l’immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu’elle permet de satisfaire. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade, ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile pour nous, dans les deux cas, et peut-être plus dans le second que dans le premier. »

[11] L’Enracinement, op. cit., p. 1183.

[12] « Lettre aux Cahiers du Sud sur les responsabilités de la littérature », in OC IV.1, op. cit., p. 72.

[13] « La science et nous », in OC IV.1, op. cit., p. 148.

[14] La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 10. Le manuscrit du texte allemand, publié en 1954, date des années 1935-1936. Les deux premières parties avaient été publiées en 1936 dans la revue Philosophia à Belgrade.

[15] Ibid., p. 13.

[16] L’Enracinement, op. cit., p. 1191.

[17] Voir La Sagesse du monde, Le livre de poche, coll. biblio essais, 2002.

[18] « La science et nous », in OC IV.1, op. cit., p. 155.

[19] Ibid., p. 151 et 157.

[20] Ibid., p. 152.

[21] Voir par exemple L’Enracinement, op. cit., p. 1174-1175.

[22] Voir Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983, et sa critique par Steven Weinberg, in La Recherche n° 318, mars 1999.

[23] Dialogues philosophiques, CNRS Éditions, 1992, p. 117.

[24] Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, in Œuvres, op. cit., p. 335.

[25] Voir les propos cités plus haut sur la science moderne (« L’intérêt en est limité et même faible… Une accumulation indéfinie d’ouvrages de physique classique n’est pas désirable »), et cet autre : « Repenser la science : tâche formidable, autrement intéressante que de la continuer » (OC VI.1, 1994, p. 180).

[26] « Morale et littérature », in OC IV.1, op. cit., p. 95.

Débat du 20 Juin 2010 : « La recherche de la vérité peut-elle être désintéressée? », animé par Gunter Gorhan.

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Posted on 23rd juin 2010 by Carlos in Comptes-Rendus

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« La recherche de la Vérité peut-elle être désintéressée ? »

Gros de singuliers imprévus, dont le plus cocasse fut la mutinerie du onze tricolore au Mondial de foot, le troisième dimanche de Juin, le 20, a été par décision du collectif des animateurs du Café des Phares le théâtre d’une mise en scène du sujet du BAC « La recherche de la vérité peut-elle être désintéressée ? » que Gunter Gorhan a dirigée. Lorsque les candidats involontaires à une telle purge se penchent sur leur feuille blanche, ils peuvent aisément éluder le problème à l’aide de l’académique « thèse, antithèse, synthèse » ; s’ils avaient à se la partager de vive voix, le micro sous le menton à tour de rôle comme nous, ils auraient sûrement du mal à ériger un autel à la gloire d’une Vérité dépourvue d’intérêt, comme l’a priori de l’hypothèse le laisse supputer.

La logique d’un jugement est intimement dépendante de l’accord (ou le désaccord) avec la réalité et on parlera de vérité formelle si, malgré leur fausseté, il y a une cohérence entre les prémisses et la conclusion du syllogisme ou de vérité matérielle si les propositions sont vraies mais le raisonnement erroné. L’étrangeté des choses réside dans leur truisme qui résiste à toute interprétation toutefois, alors qu’elles s’en balancent, la feinte philosophique prétendant trouver des sens cachés dans la réserve des possibles, ressemble à un simple jeu de bonneteau, c’est-à-dire, à une suite d’adroits tâtonnements. De son côté, l’humanité résultant jusqu’au malaise des convulsions de la raison (un oracle sans cesse consulté par les antilogies les plus enfumées s’exprimant au moyen d’ambiguïtés et d’équivoques), seulement armée des ruses et finasseries du mensonge elle est en mesure de répondre aux menées de la nécessité qui, secouant leur entendement, asservit toute l’essence et le commerce des Hommes. Pourquoi la rechercher, si l’être n’occulte rien et ne fait que répéter à tout instant ce que l’on dit de la réalité des phénomènes d’où le discours émane, selon l’expérience qu’il en a ?

Instruits donc que dans la nature tout est artifice et subterfuge, parce qu’un monde de vérité est aussi invivable qu’un camp de concentration éclairé en permanence, jour et nuit, et sachant que les humains possèdent un cerveau constitué à la connaissance de ce qui est et nullement de ce qui doit être, nous avions intérêt à savoir ce qu’est le vrai avant de le rechercher, pour ne pas le faire en vain. Moult suggestions furent alors proposées comme réponse à l’impertinente question, la première étant « de savoir s’il s’agissait d’un grand ou d’un petit V », suivie du présupposé que « le bonheur concerne tout le monde à l’inverse de la vérité », et tandis qu’une intervenante « sentait inintéressante la question de l’intérêt », il fut « lié à ‘l’amour qu’on lui porte’, selon l’expression d’Olivier Rey », ainsi « qu’à l’action, dans tous les cas », alors que d’autres « la liaient à la liberté de l’Homme » ou « à son degré de scepticisme ». Quelqu’un rappela « l’inutilité de la chercher car elle nous ‘pète à la gueule’ » et une autre participante annonça que « Badiou prêchait en somme la révolution ou l’amour », déclaration suivie de « la nécessité d’une recherche de transcendance » rebondissant sur « Nietzsche et sa volonté de vérité » et du « rapprochement du mythe du vrai lié aux tribunaux et à l’inquisition, voire à l’aveu ». Malgré la « différence entre vérité, véracité et exactitude » comme de « la vérité transcendantale et l’empirique », un doute s’installa « à propos de l’existence du désintérêt et de la vérité en soi » et des « mêmes au niveau de l’Etat au temps de l’indécence », allant jusqu’au « ‘God’s case’ ou la responsabilité de Dieu ».

De leur côté, Hegel dit que « Le vrai est le tout », Adorno soutient que « Le tout est le non-vrai ». A quel saint se fier ? Peu scrupuleuse, la raison se laisse instrumentaliser par le désir et sa façon de procéder dévoile une volonté de prendre pour vraie la sournoise conviction de vérité. Au moyen d’une hasardeuse accumulation d’erreurs dans nos conceptions de temps et d’espace, elle tire de la nature les lois auxquelles elle présume que les êtres sont contraints, alors qu’il ne s’agit que d’une figuration, la lecture qu’elle se fait de l’idée de naturel. Passé simple et futur antérieur dépassent nos vies dont il ne reste que le présent de la reproduction, payé au prix d’une sénescence accrue, la disparition d’un univers mental, une pélagique béance, pour ne pas dire un inévitable néant qui ne désigne goutte.

Pourtant, à l’aube de la civilisation, faisant précéder « le voile » d’un « a » privatif, Protagoras s’est fait remarquer, sortant de sa besace le mot « Άλήθεια » [a-lêtheia], la vérité, déduite du dévoilement. La vérité serait-elle un voile sous lequel se glisse le réel suggérant un troublant irréel ? De par sa version latine, « véritas », sa souche dans la plupart des idiomes modernes, le terme a aussi, en raison de son cousinage hébraïque, grec et russe, une connotation juridique, voir théologique, désignant le bien fondé de la règle qui « verrouille, conserve, garde une institution légitime », prudence tactique qui aboutit à un cul-de-sac dénommé « libre arbitre », simple orifice d’évacuation de l’intention par où transite le passage à l’acte.

Parce que le sens est caché, que tout est mensonge et qu’on n’a pas besoin de tout savoir malgré le statut particulier de vertu dont on charge le terme, je m’accommode facilement du fait de ne pas saisir l’essence de l’existence et, à l’instar de Fernando Pessoa qu’écrit « Je crois à la vérité du mensonge que j’ai construit », j’avoue que la vérité n’est pas mon dada et je n’y vois que le désir luciférien d’atteindre une futile perfection. Nous tenons toujours à être crédibles même en mentant et chaque bobard est d’autant plus plausible qu’il est invraisemblable. Faire croire au faux c’est un art. Tout le monde ignore, car il faut ignorer et, qu’elle soit mensonge ou vérité, l’audace de la parole, arrangée à la convenance de chacun, est un geste critique qui éclaire le discours pour qu’il devienne intelligible. La vérité est hors propos ; elle n’est pas bonne à dire et n’a rien d’autre à faire qu’à apparaître, à s’approcher le plus possible du sujet sans portée pratique sur l’intrusion des Hommes dans le cours des choses et le poids de leurs structures.

Dans le registre de l’éthique, le mensonge est un acte discursif qui, mettant en jeu la croyance de son interlocuteur, fait un usage volontaire du faux, alors que l’inquiétant ennui de la vérité est chose de prophètes et aussi le soleil des hypocrites qui se saladent les uns les autres. Sans le mensonge un petit enfant ne peut pas survivre et a du mal à aller à l’autre bout de lui-même, l’évasion dans le jeu de cache-cache où l’on ne capte rien au vrai. Afin de sauver la mise, entre le logique et l’ontologique, nous passons des années et des années à renarder au long de la vie ; pour l’authenticité il ne reste qu’une minute, celle de la mort, le moment de vérité d’où nous ne nous réveillerons jamais. Au croisement du désir et de la morale, la tranquille audace du mensonge est le refus de cet inévitable point final, une fuite dans la spirale d’un irrationnel nombre d’or ou la vertigineuse étendue des constellations.

Sortant du cabinet médical, un patient voulu se certifier en vain de ce que lui avait dit son médecin à ce propos et est retourné le voir.

- Excusez-moi Docteur, demanda-t-il, mais vous m’avez parlé de Capricorne ou de Balance ?

- De Cancer ! Cancer !

Carlos Gravito 

Débat du 30 Mai 2010 : « L’ennemi est bête; il croit que c’est moi l’ennemi, alors que c’est lui! », animé par Daniel Ramirez

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Posted on 31st mai 2010 by Carlos in Comptes-Rendus

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« L’ennemi est bête ; il croit que c’est moi l’ennemi, alors que c’est lui ! »

Le 30 Mai, tandis que les Mamans étaient à la Fête et qu’à La Charité sur Loire se déroulait le VIème Festival du Mot, au Café des Phares, comme d’habitude, on a procédé au traditionnel show hebdomadaire de l’éloquence, centré cette fois sur une boutade du regretté Pierre Desproges : « L’ennemi est bête ; il croit que c’est moi l’ennemi, alors que c’est lui ! », que Daniel Ramirez a choisi et animé comme sujet de réflexion philosophique du jour.

Que vient y faire la bêtise si les animaux ne sont pas en mesure d’être bêtes au point de s’exécrer jusqu’à réduire leurs congénères à l’insignifiance ? Juste pour valider l’antagonisme sensé/insensé ? Concédons que l’imbécile est borné mais, il est prouvé aussi que la bêtise est sans limites et qu’elle n’épargne personne ; c’est donc une crasse ânerie de faire croire que c’est l’autre qui est sot s’il s’agit d’un ennemi.

Mais c’est de l’humour !!!

Ah, voyons ! « La phrase se rapporte aux questions que l’on se pose, pour des tas de raisons », élucida l’auteur du thème à débattre, ce à quoi quelqu’un a ajouté qu’il « s’agissait d’un problème de logique dont il fallait résoudre la contradiction », un autre qu’« ‘ennemi’ ne caractérise pas des personnes mais leurs relations », l’animateur y ajoutant le fait que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».

La première polémique surgit lorsqu’il a été question d’étymologie, « l’âme » se trouvant au centre d’une controverse qui, pour les uns était affectée par le préfixe « ‘en/in’ qui la niait faisant du sujet un ennemi », pour d’autres « un adversaire (‘ad –vers’), qui prive autrui de son âme, pour lui nuire », « une névrose du pouvoir » reposant sur « une subtilité logique ‘de l’alter ego’ qui explique pourquoi on ne s’entend pas ». Attribuée à François Mitterrand, surgit alors la prière de Guillaume d’Orange « mon Dieu, gardez-moi de mes amis ; de mes ennemis, je m’en charge », ainsi que « la projection  sur l’autre de toute sorte de phantasmes » et de « l’ennemi qui n’est ennemi que de lui-même, la guerre n’étant que la continuation de la politique par des moyens différents », alors que « du point de vue psychanalytique il n’y a pas de problème ; juste un jeu de miroirs que Freud appelle la paranoïa », le tout suivi de « ‘l’opinion favorable’ de Hegel à ‘une bonne guerre’ », au sujet de laquelle « la pensée chinoise a posé des bases ludiques, comme le jeu de ‘go’ et du ‘judo’, ou le détournement de la force de l’adversaire pour s’opposer à lui », et dans les démocraties actuelles « le besoin d’un ennemi afin de renforcer sa propre cohésion et identité », jusqu’au crucial : « quel est l’ennemi de la pensée ? ».

Vint ensuite « la phase paranoïde par laquelle passe chaque humain, chez lequel l’amour côtoie la haine », « le regard qui désigne l’ennemi », « la part du mystère dans un tel antagonisme », « la guerre civile d’Espagne et son cortège d’inimitiés », « le lion qui veut manger la gazelle », et le « je suis bête si j’ignore être mon pire ennemi », « l’enfer c’est les autres », « la compétition pour des avantages au lieu de se partager les biens » ainsi que « l’hospitalité », plus la question du criminologiste « à qui profite le crime ».

Beaucoup d’effervescence verbale pour rien. D’un modique constat d’idiotie dont les affects débordent, nous sommes passés à la guerre ouverte, un domaine de l’incertitude que Clausewitz compara à un simple jeu de cartes. A partir d’une pure auto-accusation de cour d’école basée sur « c’est lui qui dit qui est », nous nous sommes appesantis sur une élémentaire règle de trois dénouée de sens car il lui manque l’inconnue ; une tautologie qui ferait braire de bon cœur l’âne auquel le muletier répéterait une pareille fadaise. La dénonciation de la bêtise n’empêche pas de s’y fourrer serinant la même rengaine ; s’y enfoncer consciemment est un luxe, sinon une volupté, et de ce point de vue nous fûmes gâtés passant quatre-vingt-dix minutes à l’expérimenter. Et pourtant, si la sottise nous empêche de comprendre, la stupidité, elle entend de travers. C’est clair que l’on ne combat pas son ennemi en priant pour sa santé et que si le chat vit en harmonie avec la souris il n’y a pas de fromage qui tienne mais, qu’est-ce que l’« Ennemi » ? Le temps, comme le suggère Baudelaire dans le plus beau poème des Fleurs du Mal ? Ou le soleil, ou l’alcool, ou le tabac, ou le chômage, ou la connerie, ou le Malin ? « L’Homme qui n’a pas d’ennemis est un bourricot », affirme un proverbe Kabyle, mettant l’accent sur le côté funeste de la passivité et soutenant que, pour être responsable, on doit faire face affrontant le regard de l’autre en le dévisageant.

Soyons honnêtes. Le noyau de la plupart de ce qui a été écrit ou dit sur la chose philosophique n’est pas faux mais peut néanmoins se trouver dépourvu de sens, ce qui n’est pertinent que pour celui qui le reconnaît. Dans le domaine métaphysique, Occam nous a mis en garde contre l’utilisation sans nécessité de différentes entités, et Kant, à l’aide du même type de rasoir, nous a avertis de l’inconvénient d’accorder des principes moraux à ce qui n’en requiert pas. Or, nous avons donné corps au ridicule, voulant prêter un sens au non-sens propre du comique, le sel et le poivre de nos modes de communication. L’humour se caractérise par un double jeu, un double langage que peut-être les philosophes, ayant les solutions de tout par-devers soi, ont du mal à discerner, mais puisque l’on n’a pas fini de dégoiser sur « la bêtise de l’ennemi », je ne résiste pas à rendre public un conseil tactiquement misanthropique glané dans un « Manuel d’instruction militaire » :

Q :- Que faire lorsqu’un soldat Belge vous envoie une grenade ?

R :- La dégoupiller et la lui renvoyer.

Carlos Gravito