Olivier Rey nous a parlé de « Simone Weil et la science » le 19 juin au Café Léonard. En juin 2009 Olivier Rey à publié dans les « Cahiers Simone Weil » l’article ci-dessous.

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Posted on 23rd juin 2010 by Cremilde in Divers |Textes

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Cahiers Simone Weil , tome XXXII, n°2, juin 2009, p. 189-199.


Une science qui aimerait le monde

Olivier Rey

En la personne de Simone Weil, nous n’avons pas affaire à une philosophe qui penserait tantôt la religion, tantôt la « question sociale », tantôt l’art, etc. : chez elle, comme chez peut-être tout philosophe authentique, la pensée met en permanence en jeu le tout de la pensée. Il en résulte que l’attention portée à la science, dont l’œuvre de Simone Weil porte de nombreux témoignages, n’est pas une province séparable de l’ensemble de sa réflexion. Le souci de la science ne cesse, au contraire, d’adhérer à ses préoccupations fondamentales — qu’il s’agisse de concevoir une science participant de la spiritualité, au lieu de combattre celle-ci, ou de déplorer les égarements d’une science moderne complice du malheur de notre temps, du malheur moderne. Ce malheur que Péguy, dans Notre Jeunesse, donnait pour général :

Dans le monde moderne tout le monde souffre du mal moderne. Ceux qui font ceux que ça leur profite sont aussi malheureux, plus malheureux que nous. Tout le monde est malheureux dans le monde moderne[1].

Simone Weil était trop jeune pour approuver : elle n’avait alors, en juillet 1910, que dix-huit mois. Mais plus tard, elle sembla partager ce point de vue — et donnera au mal moderne le nom de déracinement. Au printemps 1941, dans une chronique consacrée à la littérature, elle prit soin en évoquant « le malheur du temps » de donner, comme Péguy, toute son ampleur à ce qu’elle désignait par ces termes :

Par là je n’entends pas seulement la défaite de la France ; le malheur de notre temps s’étend beaucoup plus loin. Il s’étend au monde entier, c’est-à-dire à l’Europe, à l’Amérique, et aux autres continents, pour autant que l’influence occidentale y a pénétré[2].

Indissociable de cette influence occidentale : la science, qui en a été un vecteur déterminant ; qui est devenue, comme Leo Strauss le dira plus tard, la colonne vertébrale de l’Occident. Simone Weil a fait ce constat :

On doute de tout en France, on ne respecte rien ; il y a des gens qui méprisent la religion, la patrie, l’État, les tribunaux, la propriété, l’art, enfin toutes choses ; mais leur mépris s’arrête devant la science. […] Par rapport au prestige de la science il n’y a pas aujourd’hui d’incroyants[3].

Et elle ajoute : « La science, avec la technique qui n’en est que l’application, est notre seul titre à être fiers des Occidentaux, des gens de race blanche, des modernes. » Ce faisant, Simone Weil ne veut pas dire que cette fierté tirée de la science et des techniques est légitime, ou que les Occidentaux ne pourraient pas s’enorgueillir d’autre chose : elle dit que dans les faits, la fierté occidentale — celle, par exemple, qui a présidé au colonialisme, à l’impérialisme militaire, économique, culturel —, a trouvé sa source essentielle dans la science et les techniques qui en sont issues. Le zèle missionnaire comme le combat des anticléricaux ne furent pas, selon elle, indépendants de ce fondement.

Un missionnaire qui persuade un Polynésien d’abandonner ses traditions ancestrales, si poétiques et si belles, sur la création du monde, pour celles de la Genèse, imprégnées d’une poésie très semblable, ce missionnaire puise sa force persuasive dans la conscience qu’il a de sa supériorité d’homme blanc, conscience fondée sur la science. […] Un instituteur de village qui se moque du curé, et dont l’attitude détourne les enfants d’aller à la messe, puise sa force persuasive dans la conscience qu’il a de sa supériorité d’homme moderne sur un dogme moyenâgeux, conscience fondée sur la science[4].

Pour Simone Weil, ce statut de la science moderne est usurpé. Pourquoi ? Un bref recours à Pascal nous aidera à le formuler. Dans l’abrégé placé en tête des Méditations métaphysiques, Descartes a cette expression : « l’esprit, ou l’âme de l’homme (ce que je ne distingue point)… » Indistinction qui fera sursauter Pascal. Pour ce dernier, il n’y a pas deux ordres — le corps et l’esprit —, mais trois : le corps, l’esprit et la charité. C’est au nom de cette distinction, entre l’esprit et la charité, qu’il considérera la condamnation de Galilée par l’Église comme malheureuse, car reposant sur une confusion des ordres. La science nouvelle mobilise l’esprit pour connaître les corps ; la religion, elle, doit être tournée vers la charité, et ne mobiliser l’esprit que dans cette direction. D’un côté, Pascal prône la liberté pour la philosophie naturelle, ainsi qu’on appelait ce qui aujourd’hui porte le nom de science. De l’autre, il n’accordait qu’une valeur minime à cette philosophie :

Descartes — Il faut dire en gros : « Cela se fait par figure et mouvement », car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine[5].

Simone Weil semble partager, dans une large mesure, ce jugement sur la science telle qu’elle s’est développée en Europe, à partir de la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle. Ainsi écrit-elle de la science classique, dans son essai inachevé La science et nous :

L’intérêt en est limité et même faible ; elle est terriblement monotone, et le principe une fois saisi, c’est-à-dire l’analogie entre les événements du monde et la forme la plus simple du travail humain, elle ne peut rien apporter de nouveau, si longtemps qu’elle accumule les découvertes. Ces découvertes ne donnent aucune valeur nouvelle au principe, elles tirent de lui toute leur valeur. Ou s’il prend par elles une plus grande valeur, c’est seulement autant qu’il est réellement saisi par l’esprit d’un homme au moment de la découverte, car l’acte par lequel un esprit se met soudain à lire la nécessité à travers des apparences est toujours admirable. […] En revanche rien n’est si morne, si désertique que l’accumulation des résultats de la science, dans les livres, à l’état de résidu mort. Une accumulation indéfinie d’ouvrages de physique classique n’est pas désirable[6].

Pour Simone Weil, la science moderne accumule des connaissances, mais n’apporte pas de vérités. Pour saisir la distinction très nette que Simone Weil opère entre connaissance et vérité, il est utile de se reporter à la distinction pascalienne entre esprit et âme, ou charité. On pourrait dire que la connaissance se rapporte à l’esprit (au sens de Pascal), la seconde à l’âme. Voici le critère que Simone Weil donne, pour décider si une connaissance a rapport ou non à la vérité.

L’acquisition d’une connaissance fait dans certains cas approcher de la vérité, mais dans d’autres cas n’en approche pas. Comment discerner les cas ? Si un homme surprend la femme qu’il aime et à qui il avait donné toute sa confiance en flagrant délit d’infidélité, il entre en contact brutal avec de la vérité. S’il apprend qu’une femme qu’il ne connaît pas, dont il entend pour la première fois le nom, dans une ville qu’il ne connaît pas davantage, a trompé son mari, cela ne change aucunement sa relation à la vérité. Cet exemple fournit la clef. L’acquisition des connaissances fait approcher de la vérité quand il s’agit de la connaissance de ce qu’on aime, et en aucun autre cas[7].

Or, remarque-t-elle :

Depuis la Renaissance — plus exactement, depuis la deuxième moitié de la Renaissance — la conception même de la science est celle d’une étude dont l’objet est placé hors du bien et du mal, surtout hors du bien, considéré sans aucune relation au bien. La science n’étudie que les faits comme tels, et les mathématiciens eux-mêmes regardent les relations mathématiques comme des faits de l’esprit. Les faits, la force, la matière, isolés, considérés en eux-mêmes, sans relation avec rien d’autre, il n’y a rien là qu’une pensée humaine puisse aimer[8].

Simone Weil semble ici répondre à ce qu’écrivait Poincaré dans un chapitre intitulé « La morale et la science »[9], sur l’homme de science rempli de l’amour de la vérité — « la passion qui l’inspire, c’est l’amour de la vérité… » Pour Simone Weil, les connaissances apportées par la science moderne sont en dehors de la vérité puisque, par principe même, la question morale est évacuée[10]. Horkheimer, dans Éclipse de la raison, a décrit le passage de ce qu’il appelle la raison objective à la raison subjective. Le rôle de la raison objective était de percevoir la véritable nature de la réalité et de déterminer, en conséquence, les principes directeurs d’un existence humaine, afin que celle-ci soit en accord avec l’ordre du monde. La raison subjective est une méthode que l’homme met en œuvre pour parvenir à ses fins. Des fins qui, par ailleurs, se décident en dehors de ladite raison. Tout ce que celle-ci peut faire, c’est mettre en garde et offrir ses services, transformer l’expression brute des passions, qui expose à maints dangers et déceptions, en poursuite avisée de l’intérêt, qui tient compte des contraintes et s’efforce de frayer la meilleure voie à travers ces contraintes. Une dichotomie radicale s’installe entre, d’une part, l’ordre des faits, de l’autre, l’ordre des valeurs — c’est la Is/Ought distinction établie par Hume dans le Traité de la nature humaine, la rupture logique entre les états de faits et les évaluations, les jugements factuel et les jugements moraux.

Simone Weil est toute entière tendue contre cette séparation entre les moyens et les fins. Elle rejette l’indifférence au bien et au mal à laquelle le scientifique moderne s’astreint, au nom de ce que celui-ci appelle la vérité, et qui n’est, au mieux, qu’une connaissance exacte. Cela étant, et il est essentiel de le noter, elle rejette aussi, symétriquement, l’attitude qui, au nom du bien, serait prête à faire le sacrifice de ce qui est.

Dostoïevski a commis le plus affreux blasphème quand il a dit : « Si le Christ n’est pas la vérité, je préfère être hors de la vérité avec le Christ. » Le Christ a dit : « Je suis la vérité. » Il a dit aussi qu’il était du pain, de la boisson ; mais il a dit : « Je suis le pain vrai, la boisson vraie », c’est-à-dire le pain qui est seulement de la vérité, la boisson qui est seulement de la vérité. Il faut le désirer d’abord comme vérité, ensuite seulement comme nourriture[11].

D’un côté, Simone Weil insiste donc sur la nécessité, pour toute pensée qui vaille, de demeurer en permanence habitée par la question morale — parce que « rien n’est si essentiel à la vie humaine, pour tous les hommes et à tous les instants, que le bien et le mal[12] ». C’est précisément parce que la science moderne se situe dans l’indifférence morale qu’elle se condamne au superficiel. Là est peut-être, note-t-elle au passage, la véritable explication de sa singularité dans l’espace et dans le temps :

Rien n’est plus étranger au bien que la science classique. […] On peut peut-être s’expliquer ainsi qu’en aucun temps et aucun lieu, sinon au cours des quatre derniers siècles dans la petite péninsule d’Europe et son prolongement américain, les hommes ne se soient donné la peine d’élaborer une science positive. Ils étaient plus désireux de saisir la complicité secrète de l’univers à l’égard du bien[13].

Simone Weil est aux antipodes de Renan, qui imaginait que science et sagesse allaient de pair. Croire que l’on peut mettre le bien et le mal entre parenthèses, le temps d’acquérir des connaissances que l’on fera ensuite servir au bien, est une erreur : ce que l’on aura appris, c’est l’indifférence morale, l’insensibilité aux questions fondamentales, l’inattention à ce qui importe vraiment. On ne peut s’empêcher de faire ici le rapprochement entre les propos de Simone Weil et ce que Husserl, homme de style pourtant très différent, écrivait à la même époque de la science :

Dans la détresse de notre vie — c’est ce que nous entendons partout — cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin[14].

Plus loin :

Le concept positiviste de la science à notre époque est […], historiquement considéré, un concept résiduel. Il a laissé tomber toutes les questions que l’on avait incluses dans le concept de métaphysique, […] et parmi elles toutes ces questions que l’on appelle avec assez d’obscurité les questions « ultimes et les plus hautes[15].

D’un autre côté, aussi critique Simone Weil soit-elle avec la science moderne, elle ne rejette nullement, comme nombre de gens de lettres sont tentés de le faire, la science en tant que telle. Elle ne formule ses reproches que dans la mesure où elle imagine une autre science, qui ne serait pas seulement source de connaissance, mais de vérités. « La science enfle, l’amour édifie », disait saint Paul dans la première épître aux Corinthiens : Simone Weil pense, pour sa part, que la science peut édifier. À quelle condition ?

L’esprit de vérité peut résider dans la science à la condition que le mobile du savant soit l’amour de l’objet qui est la matière de son étude. Cet objet, c’est l’univers dans lequel nous vivons. Que peut-on aimer en lui, sinon sa beauté ? La vraie définition de la science, c’est qu’elle est l’étude de la beauté du monde[16].

En regard de la science moderne, Simone Weil fait l’apologie de la science grecque. Et on comprend pourquoi : la science grecque était la science d’un cosmos. C’est-à-dire, conformément au sens premier du mot cosmos, d’un tout harmonieux. Au sein d’un cosmos, par définition pourrait-on dire, faits et valeurs sont indissociables. (C’est en ce sens que Rémi Brague a pu parler, pour les Anciens, de « cosmos éthique » et d’« éthique cosmologique » : le ciel étoilé au-dessus de la tête et la loi morale dans le cœur ne sont pas alors simplement juxtaposés, comme dans la formule kantienne, mais constitutivement liés[17].) C’est parce que le monde des anciens Grecs était un cosmos que, comme le note justement Simone Weil, « au lieu du rapport entre le désir et les conditions de l’accomplissement la science grecque a pour objet le rapport entre l’ordre et les conditions de l’ordre[18] ».

De même que la science classique est essentiellement parente de la technique, de même la science grecque, quoique aussi rigoureuse ou plutôt davantage, quoique non moins appliquée à saisir partout des nécessités, est essentiellement parente de l’art et surtout de l’art grec.

La science grecque considère les mêmes conditions que la science classique, mais elle a égard à une aspiration tout autre, l’aspiration à contempler dans les apparences sensibles une image du bien[19].

On pourrait, ici, mettre en cause l’amalgame entre beau et bien. À ceci près que cet amalgame était courant dans la Grèce à laquelle Simone Weil se réfère. On pourrait aussi critiquer le lien entre beauté et vérité — Nietzsche n’a-t-il pas fait l’apologie de la beauté mensongère ? Il se pourrait, cependant, que ce qui importe le plus dans la beauté ne soit autre que la part de vérité que nécessairement elle comporte. Comme le dit Proust dans Contre Sainte-Beuve : « Il n’y a pas à proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d’une vérité. » C’est la faculté à éprouver ensemble le bien, le beau et la vérité que Simone Weil célèbre chez les Grecs :

Hommes heureux, en qui l’amour, l’art et la science n’étaient que trois aspects à peine différents du même mouvement de l’âme vers le bien[20].

Elle ajoute : « Nous sommes misérables à côté d’eux. » Ce qui est bien possible. Et encore : « Pourtant ce qui fait leur grandeur est à portée de notre main. » Est-ce le cas ? La grandeur grecque, telle que Simone Weil l’entend, est-elle vraiment à portée de notre main ?

Nous nous heurtons, avec cette interrogation, à une question générale concernant la pensée de Simone Weil. Celle-ci n’ignore pas l’histoire, loin de là. Mais dans cette histoire, elle voit moins un processus qu’une succession, au sein de laquelle elle repère les manifestations d’un esprit indépendant du temps. De là ses rapprochements à travers les siècles et les cultures, entre Platon, les Védas, le Christ, ou entre les esprits purs qu’elle identifie à travers le temps[21]. De là, aussi, son marcionisme : Simone Weil rejette l’Ancien Testament, parce qu’elle n’y reconnaît pas la marque de l’Esprit saint. Mais pourquoi le Christ s’est-il manifesté à un moment particulier de l’histoire ? On ne peut le concevoir si on ne tient pas compte du chemin qui demandait à être préalablement parcouru pour que le Christ advienne. Chemin qui, dans sa nécessité, fait partie de la vérité.

Simone Weil adopte, vis-à-vis de la science, une attitude de même ordre : il ne s’agit plus, en l’occurrence, d’avoir le Nouveau Testament sans l’Ancien, mais la science grecque malgré ce qui advenu depuis. Or, est-ce possible ? On connaît les thèses de Thomas Kuhn, décrivant les révolutions scientifiques comme des changements de paradigmes qui rendent, une fois effectués, impossible l’accès à un état antérieur de la science : les anciens paradigmes, à l’aide desquels on devrait penser le monde, sont nécessairement interprétés à la lumière des nouveaux. Affirmation contestable au sein de la science moderne, où il ne semble pas que les révolutions relativiste et quantique aient interdit de penser dans un cadre newtonien. Il n’y aurait, finalement, qu’une seule révolution pour laquelle la thèse de Kuhn s’appliquerait vraiment : la super-révolution scientifique qui a consacré le passage de la science aristotélicienne à la science moderne[22]. Retrouver Aristote, ou renouer authentiquement avec telle ou telle expression de la science grecque, voilà qui n’est plus guère à notre portée. On dira que Simone Weil, elle, y parvient : peut-être. Mais sa position sera alors reçue non comme exprimant la vérité du monde, mais la façon dont elle, Simone Weil, appréhende le monde. Autrement dit, la façon qu’elle a de revendiquer une raison objective sera interprétée comme une manifestation de la raison subjective.

Remarquons toutefois qu’après la révolution moderne, d’autres révolutions peuvent survenir, et il n’est pas dit que le cadre de pensée de la science moderne soit définitif. L’une des raisons amenant une mutation serait l’épuisement du projet scientifique moderne, son incapacité à éclairer le monde comme il en avait l’ambition. D’une part, comme l’a souligné Simone Weil, par la mise à l’écart de la question humaine essentielle, celle du bien et du mal ; d’autre part, par un phénomène que Renan, en son temps, avait déjà perçu :

Un grand danger vient de l’accumulation indéfinie des données de la science dans le champ limité de l’esprit. Il est à craindre que le cerveau humain ne s’écrase sous son propre poids, et qu’il ne vienne un moment où son progrès même ne soit sa décadence[23].

Simone Weil a elle aussi identifié cette difficulté quand, à propos de la science contemporaine, elle écrivait : « Les clartés, en s’accumulant, font figure d’énigmes, à la manière d’un verre trop épais qui cesse d’être transparent[24]. » Mais au contraire de Renan, elle ne s’en alarmait pas. Elle y voyait plutôt un symptôme révélateur des insuffisances fondamentales de l’approche moderne, une invitation à changer la forme du savoir[25], une occasion de dissiper un malentendu : celui qui a installé en position dominante des disciplines — science, mais aussi littérature — impropres en elle-même à féconder la vie spirituelle et à orienter les hommes dans la vie. Pour autant, elle hésitait à se féliciter :

Aujourd’hui plusieurs signes semblent indiquer que dès maintenant cette usurpation des écrivains et des savants a pris fin, bien que les apparences se prolongent. Il faudrait s’en réjouir, s’il n’y avait lieu de craindre qu’ils ne soient remplacés par bien pire qu’eux[26].

Telle est bien là, aujourd’hui, notre position inconfortable : ou bien perpétuer des formes auxquelles, au fond, nous ne tenons guère, ou bien les abandonner, au risque de hâter une déchéance plutôt que de servir une renaissance.


[1] Œuvres en prose complètes, 3 vol., Gallimard, coll. Pléiade, 1992, t. III, p. 132.

[2] « Lettre aux Cahiers du Sud sur les responsabilités de la littérature », in Œuvres complètes, 16 vol., Gallimard, t. IV, vol. 1 « Écrits de Marseille », 2008, p. 69.

[3] L’Enracinement, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1999, p. 1176.

[4] Ibid.

[5] Pensées (Brunschvicg II 79).

[6] La science et nous, in OC IV.1, op. cit., p. 147.

[7] L’Enracinement, op. cit., p. 1186 (souligné par nous).

[8] Ibid., p. 1187 (souligné par nous).

[9] Ultime chapitre de Dernières pensées [1913].

[10] Non seulement, faut-il le remarquer, pour les sciences de la nature mais même, sur ce modèle, dans les sciences humaines, avec la revendication d’un discours axiologiquement neutre, séparant radicalement les faits des jugements de valeurs portés sur ces mêmes faits (les faits en question pouvant éventuellement être, dans les sciences humaines, des jugements de valeurs pris pour objets). À titre d’exemple, cet extrait des Éléments d’économie pure de Walras, publiés en 1874 (3e leçon, §21), qui traite de l’« utilité » : « Il n’y a pas […] à tenir compte ici de la moralité ou de l’immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu’elle permet de satisfaire. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade, ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile pour nous, dans les deux cas, et peut-être plus dans le second que dans le premier. »

[11] L’Enracinement, op. cit., p. 1183.

[12] « Lettre aux Cahiers du Sud sur les responsabilités de la littérature », in OC IV.1, op. cit., p. 72.

[13] « La science et nous », in OC IV.1, op. cit., p. 148.

[14] La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 10. Le manuscrit du texte allemand, publié en 1954, date des années 1935-1936. Les deux premières parties avaient été publiées en 1936 dans la revue Philosophia à Belgrade.

[15] Ibid., p. 13.

[16] L’Enracinement, op. cit., p. 1191.

[17] Voir La Sagesse du monde, Le livre de poche, coll. biblio essais, 2002.

[18] « La science et nous », in OC IV.1, op. cit., p. 155.

[19] Ibid., p. 151 et 157.

[20] Ibid., p. 152.

[21] Voir par exemple L’Enracinement, op. cit., p. 1174-1175.

[22] Voir Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983, et sa critique par Steven Weinberg, in La Recherche n° 318, mars 1999.

[23] Dialogues philosophiques, CNRS Éditions, 1992, p. 117.

[24] Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, in Œuvres, op. cit., p. 335.

[25] Voir les propos cités plus haut sur la science moderne (« L’intérêt en est limité et même faible… Une accumulation indéfinie d’ouvrages de physique classique n’est pas désirable »), et cet autre : « Repenser la science : tâche formidable, autrement intéressante que de la continuer » (OC VI.1, 1994, p. 180).

[26] « Morale et littérature », in OC IV.1, op. cit., p. 95.