St. Augustin (354 – 430) était adepte du manichéisme (Le Bien, l’esprit, s’oppose de façon absolue au Mal, la matière) avant de se convertir au christianisme ; il est intéressant de noter que beaucoup de saints étaient dans leur jeunesse plutôt des jouisseurs invétérés. Ce passage d’un extrême à l’autre (du libertinage à la pureté) donne à réfléchir…
St. Augustin, l’un des plus influents pères de l’Eglise, est l’ »inventeur » du péché originel et LE théoricien de la toute-puissance de la grâce, et à ce titre le précurseur, entre autres, du jansénisme (voire de Luther).
Par ailleurs, c’est l’inventeur du café philo ! En effet, pendant plusieurs mois, il animait des échanges philo avec des membres de sa famille et des amis dans une petite bourgade italienne.
Que voulait dire St. Augustin par cette phrase ? Sûrement pas que n’importe quelle passion serait précieuse, à sauver à tout prix. Il a certainement visé la seule passion valable à ses yeux : l’amour et plus précisément l’amour du Christ qui a même donné sa vie pour elle (sa Passion). Mais nous ne nous sommes pas laissés enfermer dans une explication de texte, le café philo n’ayant pas les mêmes objectifs qu’un séminaire universitaire…
A première vue, la phrase « Il vaut mieux… » fait penser à un « double bind » ou double lien tel que théorisé par l’école de Palo Alto : quelque soit la réponse ou la réaction, elle est mauvaise. Autrement dit, on tombe de Charybde en Scylla, il faut choisir entre la peste et le choléra. Voyons d’un peu plus près les deux branches de l’alternative apparemment funeste:
I) « Se perdre dans la passion » :
N’y a-t-il pas grand risque, pour quelqu’un qui se perd dans sa passion, de tomber dans la folie ou d’être tenté par le suicide ?
Je pense, entre autres, au film « Cet obscur objet du désir » de Buñuel, d’après le roman de Pierre Louÿs. C’est l’histoire d’une femme fatale qui amène à la ruine physique et psychique un homme perdu dans sa passion, aussi à un autre : « Passion d’amour » d’Ettore Scola sur le même sujet…
Des passions fatales, proches des addictions, peuvent porter sur un nombre infini d’objets et les crimes passionnels ne plaident pas non plus en faveur de la phrase de St. Augustin – si elle est extrapolée au-delà de l’amour (ou d’autres passions « positives » : de recherche, de connaissance, et encore…)
La catégorisation des passions varient énormément selon les auteurs et elles étaient connotées plutôt négativement chez les Grecs dont l’idéal dominant était la fameuse ataraxie, l’absence de passions/émotions fortes. Kant, également plutôt hostile aux passions, en énumère trois : « Ehrsucht » (ambition), « Habsucht » (cupidité), « Herrschsucht » (soif de pouvoir)…
II) « Perdre la (sa) passion » :
L’autre alternative proposée ne semble guère plus favorable : perdre son énergie vitale, son « feu sacré », devenir « normopathe », à savoir se contenter de fonctionner comme une machine, comme un robot. En psychiatrie on a repéré la « pensée opératoire » dont sont atteints les sujets qui ne peuvent plus symboliser, imaginer, fantasmer. Par ailleurs, la plainte la plus fréquente entendue aujourd’hui dans les consultations psy n’est plus celle des temps de Freud : « Docteur, j’ai trop de pulsions, je n’arrive pas (ou mal) à les maîtriser, mais « Docteur, je ne sens plus rien ». Les psychiatres américains nomment cette pathologie (manque d’énergie, de désir, de passion) : LSD (lack of sexual desire).
Au Japon les nommés « herbivores », jeunes gens végétariens, s’abstiennent de toute relation sexuelle, trop compliquée, trop fatigante…
Hölderlin (bien avant Nietzsche) était conscient de la transformation anthropologique en cours : « Ce qui coutait aux Grecs, c’était de s’élever au-dessus d’une existence terre à terre [d’où l’idéal de l’ataraxie, d’absence de passions, G.G.]. Ce qui nous coûte [à nous, les modernes], c’est de revenir au monde d’ici-bas [retrouver les passions, retrouver notre noyau sauvage, nous « dé-domestiquer », à l’opposé de l’idéal de l’ataraxie, G.G.] ».
Réflexion faite, il vaut mieux se perdre dans la passion que de la perdre ; il vaut mieux être » fou » que robot.
Pourquoi ?
Parce qu’on en guérit plus facilement, il me semble plus facile de structurer une énergie (« folle », chaotique) que d’ »exhumer », ressusciter une énergie vitale « morte », asséchée, pétrifiée.
La difficulté majeure du sujet tient à la polysémie du mot « passion ».
D’une part, la passion (en tant que passivité) est opposée à l’action, et d’un autre elle correspond à un affect explosif, à une énergie psychique nucléaire, le contraire d’une passivité !
Elle s’oppose également à la raison et à la volonté, et Albert O. Hirschmann (in Passions et intérêts) oppose passion et intérêt et explique la substitution de l’une par l’autre à partir de 17ème siècle par la peur des guerres de religion terribles, produites par les passions de la foi. Montesquieu, entre beaucoup d’autres, a vanté le « doux commerce » et le libre jeu des intérêts par rapport aux passions forcément guerrières. C’est cela que l’on veut nous faire croire encore aujourd’hui.
Sans remonter au nazisme (les juifs et autres même pas sous-hommes, mais choses étaient traités comme des pièces à traiter, sans passion ni haine, mais à éliminer non pas avec passion, c. à. d. sauvagement, mais efficacement, dans des usines de la mort), ne parle-t-on pas aujourd’hui de « frappes chirurgicales » (l’adversaire est une sorte de tumeur à éradiquer) et Bush junior n’a-t-il pas répété à satiété qu’en Iraq « the job must be done » ?
Tuer en tant que métier fait penser au fameux livre de Robert Merle La mort est mon métier qui raconte la biographie de Rudolf Höss (alias Rudolf Lang, la biographie est romancée, tout en étant véridique), directeur du camp d’Auschwitz ; Höss/Lang est soumis à des quotas : il doit être plus efficace et traiter 500.000 « pièces » par an au lieu des ridicules 80.000 de Treblinka. (cf. Wikipeda). Pour être efficace ne faut-il pas faire taire ses passions ?
En conclusion : à mon avis, l’esprit du temps est plutôt hostile à la passion – à ne pas confondre avec le zapping entre innombrables envies stimulées par la pub -, il craint davantage la violence inhérente à toute passion véritable que la prévisibilité de l’homo economicus calculateur de ses intérêts, bref sa robotisation…
Pour finir, trois citations :
« Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit » (de la Rochefoucauld)
« La raison sans passion n’est qu’un roi sans sujet » (Diderot)
« Notre siècle est un siècle d’excitation, et c’est pourquoi il n’est pas un siècle de passion ; s’il ne cesse de s’échauffer, c’est parce qu’il sent bien que la chaleur lui manque ; au fond, le froid est à la glace. » (Nietzsche).
Gunter Gorhan