« Si tu me cherches, tu te trouves »
Le Dimanche 23 Mai, les parisiens avaient, pour se distraire, une féerie de Langues de Feu à Notre Dame, la Finale du Cinéma à la télé, le Tournis des balles jaunes à Roland Garros, et même la bucolique présence de la Campagne sur les Champs Elysées à l’initiative du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, les Jardiniers de la France. Comme d’habitude, beaucoup ont plutôt choisi la confrontation des idées au Café des Phares, où un hostile défi les attendait : « Si tu me cherches, tu te trouves », habile autant que sophistiqué détournement en « tu me casses les bombons », du trivial quolibet bien connu de tous les matamores et qui veut dire au fond, « lâche-moi la grappe ».
J’ai pensé au Swann de Proust parcourant sottement Paris à la recherche d’Odette de Crécy, bien qu’il n’eut que peu d’attrait pour elle ; j’ai songé au « Portrait de Dorian Gray » (Oscar Wilde) lacéré par le beau jeune homme déçu de ce qu’il trouva à la fin de sa vie, et aussi à « La peau de chagrin » (Balzac) symbole de l’espérance de vie de Raphaël Valentin, ainsi qu’à « La Chute » (Camus) où Jean-Baptiste Clamence se découvrit confronté à des souvenirs insoutenables, mais l’idée était plus prosaïque que ça ; il s’agissait « d’une critique du culte de la personnalité qui est toujours présente lors de nos prises de position », qui a renvoyé à Pascal et à sa « Métaphysique » (« vous ne me chercheriez pas si vous ne m’aviez pas déjà trouvé ») ainsi qu’à Picasso, voire Heidegger ou Socrate, qui ont dit la même chose, pour passer à l’égotique « si tu te cherches, tu me trouves », sans oublier le « ‘je est un autre’, de Rimbaud, si plein de bon sens ». D’aucuns y ont décelé « la découverte d’un espace de liberté », « l’individuation », « l’irruption dans ce que je ne suis pas », « une plasticité qui renvoie au ‘on va tout changer (de 68) pour essayer de se changer soi-même’ » à l’inverse « des bouddhistes qui préconisent ‘l’arrêt de la pensée au bénéfice de la méditation’, dans la résolution de l’impasse ‘chercher/trouver’, un défi à la logique qui tâtonne autour du concept », et même « l’effet miroir de la relation amoureuse », tandis que d’autres ont perçu « une relation ‘immanence/transcendance’ dont la démarche demande la connaissance de soi », dès que « parcourant un livre, il m’arrive d’être envahie par le sentiment d’avoir écrit moi-même ce que j’ai sous les yeux », que « l’autre est un mystère où l’on ne comprend rien ; il est insondable et, Dieu étant mort, vive la psychanalyse », sans préjuger d’autres truismes tels que : « celui qui supprime son humanité se trouve bestial », et « la ‘trouvaille’ ne se cherche pas ».
L’art a été aussi de la partie, « l’artiste étant toujours dans un espace de lisibilité qui lui permet d’avoir en permanence un regard nouveau », et des « processus non programmés se situant en dehors de l’idée classique de chercher et trouver, on peut trouver sans chercher », ce qui « présuppose une initiation où l’on déniche sa propre essence », « comme Pascal et Saint Augustin », « la prise de conscience de ses limites étant déjà un dépassement » et « écouter quelqu’un revenant à lui faire de la place ». Après l’idée que « tout ça tournait autour du ‘roseau pensant’, des machines à calculer de Pascal et du ‘connais-toi, toi-même’ », un intervenant a conclu que « nous ne sommes pas finis ; que l’on se surprend et on se découvre. Que même si tu ne me connais pas, tu finis par me dégoter quand même et me draguer jusque dans des ‘face book’ ; les Hommes sont la préoccupation de l’Homme depuis les Lumières ».
D’après moi, la conclusion logique de la proposition serait que nous sommes tous équivalents, ou ne sommes que des miroirs de l’interpellateur ; or, chaque individu se distingue de tous les autres, pas pareils ni constants, et encore moins des simples glaces, même si, morfondu parce que une trois quarts d’Aurélia lui aurait claqué dans les mains, Gérard de Nerval a déclaré un jour, « Je suis l’autre » et que, dans la lancée, Arthur Rimbaud, Fernando Pessoa, André Breton, Jean Genet et même Emmanuel Lévinas, qui va jusqu’à s’adjuger le vulnérable visage d’autrui, ont fait écho à cette fable absurde en réponse à la taraudante question : « Qui suis-je ? ». Qui ou que serais-je alors ?, et qu’est-ce que je nomme « Tu » ? Ai-je une raison d’être, en dehors de la chiralité devant laquelle mon vis-à-vis se plante pour se raser ou s’arranger une coiffure symétrique à la mienne ? Ou ne suis-je que son écho, son invention peut-être, et n’y en aurait-il que pour lui, toujours lui, lui…, un « Tu » forcément en dehors des volontés qui m’entourent, sans cesse altérées par l’espace-temps que chacun s’approprie inéluctablement ; que mon « moi » n’a aucune raison d’être, et c’est mon surmoi, mon orgueil, qui veut me faire passer subrepticement pour celui que je ne suis pas.
Humilié par des « non-je », je ne serais que le spectateur, un squatteur ou à la rigueur une acrobatie verbale, un fait divers dans le sillage de l’« Autre » sans aucun accès à l’Etre déduit du « Cogito ». Voué à un double destin, je pense, donc je ne sais plus sur quel pied danser, quoique, extrêmement bien cerné par un passeport biométrique, aucun autre ne peut ressurgir de mes débris ni de mes cendres ; je suis unique. Doté de la qualité de sujet, différent de tous les autres, « je » suggère une valeur qui ne se trouve nulle part en toi et qui n’est même pas dans ta cravate, tes colliers ou les poches de ta veste, mais que je me fais fort de défier t’apostrophant : « Si tu me cherches, tu te trouves ! » et, si tu ne veux pas te rater, tu n’as qu’à me rejoindre chez moi ; je vais t’apprendre à ramasser des tartines sur la gueule car, comme disait maître David Hume, « Pour la raison, il vaut mieux que le monde s’écroule plutôt que je m’égratigne le doigt ».
Carlos Gravito
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