Grand était mon étonnement dimanche dernier aux Phares (« Pour/quoi fait-on des enfants ? ») lorsque j’y ai entendu affirmer haut et fort : « Ici, je ne veux pas de témoignage de vécus !».
A ce sujet, je voudrais citer deux textes, le premier étant la critique d’un livre qui vient de sortir, « La traversée des catastrophes » (Philosophie pour le meilleur et pour le pire) de Pierre Zaoui. : « Une nouvelle génération de philosophes se lève, qui ne recule devant rien. Les femmes et les hommes qui lui donnent souffle partagent la même conviction : la pensée ne vaut pas une heure de peine quand elle néglige l’expérience vivante des hommes. Toute l’expérience, pour le meilleur et pour le pire – le miel et la boue, la joie comme les larmes, les lendemains qui chantent mais aussi les petits matins glauques. […] Telle est la vieille leçon du « Parmenide » de Platon, qui exhortait le philosophe à unir théorie et pratique, spéculation et éthique, afin de bâtir une métaphysique « du poil, de la boue et de la crasse ». (Pierre Birnbaum in « Le Monde des livres » daté du 29 oct. dernier).
Il faudrait, peut-être, corriger ce diagnostic d’une nouvelle génération de philosophes, en remarquant que depuis toujours la philosophie s’est méfiée comme de la peste de l’abstraction et qu’elle vise depuis toujours à réunir la Vie et le Concept en mettant tantôt l’accent davantage sur l’un et tantôt sur l’autre.
La philosophie, pour Hegel, par exemple, vise l’universel concret, autrement dit, à éviter deux écueils, celui d’une pensée enfoncée – et donc aveugle – dans la pratique, d’une part, et d’une autre se perdant dans le ciel des Idées exsangues, d’autre part. N’est-ce pas une fausse ou plutôt trop simpliste interprétation de Platon et du platonisme qui oppose traditionnellement un Aristote réaliste à un Platon idéaliste (cf. le fameux tableau dont j’ai oublié l’auteur et qui montre Aristote pointant vers le sol et Platon montrant le ciel) ? Et en paraphrasant Kant on peut ajouter qu’un concept sans expérience serait vide et une expérience sans concept aveugle.
Le deuxième texte traite de la philosophie de Pierre Hadot :
« Et c’est ce qui permet de faire le départ entre une philosophie sans réel enjeu existentiel, car elle n’ambitionne que de créer des concepts, et une philosophie s’efforçant à l’autonomie, au sens où elle se veut expérience totale, de vie et de pensée. C’est ainsi que l’on peut comprendre ce phénomène remarquable bien souligné par Pierre Hadot, consistant dans la résurgence périodique […] d’une compréhension de la philosophie comme discipline vécue, impliquant une démarche de transformation intérieure totale du sujet philosophant. Et ce sont Montaigne, Descartes, Pascal, Kant, Goethe, Schopenhauer, Nietzsche, Thoreau, Wittgenstein, Merleau-Ponty entre autres, qui constituent autant de phares de la modernité » (in « Pierre Hadot, l’enseignement des antiques, l’enseignement des modernes « sous la direction d’Arnold I. Davidson et Frédéric Worms, Editions Rue d’Ulm, 2010, p. 44).
Je soutiens que toute véritable philosophie ne peut se soustraire à la tâche d’articuler le Concept avec la Vie, selon des proportions et lignes de force, certes, à chaque fois différentes.
Comme le recours à l’expérience, particulièrement important à mon avis pour le sujet du jour (« Pour/quoi fait-on des enfants ?) avait été étouffé dans l’œuf, les échanges portaient surtout sur des considérations abstraites, sociologiques, économiques, historiques et ethnologiques…
Gunter Gorhan