Éloge des cafés philos et de l’éducation populaire
Après plus de 23 années, juillet 1997, d’animation de séances de cafés philosophiques, plus toutes les séances auxquelles j’ai participé sans en être l’animateur, je m’interroge sur leur faible fréquentation.
Pourquoi faible ? Sur quels critères puis-je établir un tel jugement ?
J’ai en souvenir un documentaire sur une réunion, dans une grande hutte, qui rassemblait une dizaine de personnes, tous assis en cercle. Une société première. Pas de femmes, mais cette absence est contredite par l’ouvrage Les sociétés matriarcales. Voir cette vidéo de 8’30. La qualité d’expression et d’écoute y étaient fascinantes.
Et je fais un lien, des liens avec les soirées au coin du feu, les soirées chantées de nos anciens. Avec cet adage d’Antoine Bevort dans son ouvrage Pour une démocratie participative, paru en 2002, dont j’ai retenu une idée, une seule, mais tellement fondamentale : « La liberté des modernes est l’individualisme. La liberté des anciens était la concertation. »
Nous devrions nous ruer sur ces occasions de nous concerter, de réfléchir, d’apprendre ou de ré-apprendre à nous écouter, nous exprimer, nous comprendre. Car « avant », ces pratiques étaient la règle commune.
Mais aujourd’hui ? La radio, la télévision nous donnent en boucle une image de débats où seuls quelques « sachants » se parlent entre eux, avec leurs niveaux de connaissance, leurs codes, leurs pratiques proprement machiavéliques pour se couper la parole. Car ces joutes verbales se caractérisent avant tout par le manque de temps. Et dans un temps compté, si je ne m’impose pas, si je ne coupe pas la parole à mon adversaire, si je ne l’écrase pas, ce sera lui qui m’écrasera et je ne pourrai pas parler.
Dans les cafés philosophiques, très différents d’ailleurs d’un endroit à un autre, tout le monde peut s’y rendre. Il n’y a pas de sélection à l’entrée.
Et là, d’emblée, nous touchons à l’éducation populaire, qui s’adresse à tous.
On ne s’imagine tellement pas la distance qu’il existe entre un débat à la télévision et un débat dans un café philosophique de province ou même à la capitale que, lorsque nous y mettons les pieds, nous sommes facilement déconcertés. Les points de repères médiatiques ne sont pas au rendez-vous. Pire : les souvenirs, les plus mauvais souvenirs des bancs de l’école nous sautent au visage. Tel participant est hors sujet, l’animateur se comporte comme un mauvais prof, ou au mieux comme un bon prof mais il faut, tout de même, se coltiner le cancre de service, à moins qu’il ne se fasse virer, mais au bout de combien de séances ? Après quelle concertation ? Au nom de quels arguments ?
Et puis c’est tellement facile de se dire : « allez je rentre chez moi, je vais retrouver ma téloche, mon petit confort ». Je les observe, ces participants aux café philos qui viennent pour la première fois et qui ne tiennent pas en place, ils ne rêvent que du moment où, enfin, ils vont pouvoir partir et ne jamais y remettre les pieds. Ne pas se faire reprendre à une telle expérience insupportable. Les pires souvenirs scolaires les rattrappent, pas de place pour une distanciation, pour une analyse de ce qui leur arrive : fuir, tout de suite, vite !
Car ça prend du temps un café philo. On y revient. Deux heures c’est long, il s’en exprime des idées, il s’en passe des choses ! Mais c’est court aussi, on est pressé de prendre la parole, ça ne peut pas attendre. Nous savons tous que nous vivons dans une société de l’immédiateté, que nous avons perdu la notion du temps long.
Et puis, aussi, il y a cette épineuse question, centrale, de savoir pourquoi nous parlons. Evidemment pour ne rien dire, c’est inévitable. Mais aussi pour agir, c’est plus concret. Or, agir, qu’est-ce ça signifie aujourd’hui ?! Nous avons totalement été dépossédés de notre pouvoir d’agir : « vote et rentre chez toi ! »
Quoi ? Sauver le monde ?! Donner l’exemple d’un territoire qui reprend ses responsabilités ? Qui réinvente la concertation jusque dans ce qu’il produit et comment il le produit ? Hou là ! Tu vas où ?! D’accord pour un café philo, mais à condition que ça ne serve à rien.
Et puis, encore, il y a tous ceux qui se réclament de la démocratie participative. S’en réclamer, c’est bien. La pratiquer c’est plus délicat, il faut se mouiller. Or les cafés philos sont bien l’une des rares occasions de se frotter à quelque chose qui ressemble à un début de démocratie participative, non ? Mais non, on ne les y voit pas, ces innombrables militants de gôche qui mettent en avant la démocratie partipative dans leur programme. Gâchis ! Lassitude ! C’est plus efficace de lire Le Prince de Machiavel, n’est-ce pas ?
Bon, c’est quand la prochaine séance ? Que va-t-il s’y passer d’imprévu ? Quel sujet sortira du chapeau ? Qui sera présent ? Ha non ! Pas lui !! Ben si. Faut faire avec. Sans se presser, mais en étant exigeants, rigoureux, lucides de ce qu’il se passe entre nous.
Gorgerouge – 30 septembre 2020