« Les interdits religieux et les principes de liberté sont-ils antagonistes ? »
Alors que le simple battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut entraîner une tornade à l’autre bout du monde, voilà qu’un nuage de poussière craché par Eyjafjöll du côté de l’Islande a provoqué, le 18 avril au Café des Phares, un soudain clignotement de cils chez Sylvie Pétin, séduite par la proposition : « Les interdits religieux et les principes de liberté sont-ils antagonistes ? »
Je ne sais pas si l’ardeur volcanique valait le détour, le fait est que, ayant comme « Routard » le « Guide des Egarés », le crochet avoué par l’auteur du sujet (si j’ai bien compris) suivait « les traces de Hector Sanz dans la critique faite à Cohen et Maimonide par Léo Strauss, qui remettant en question les Lumières dans leur prétention à une Vérité, due qu’à nos seuls préjugés, n’épargnait pas Voltaire en raison de ses attaques au ‘Traité Théologico-Politique’ de Spinoza, ravivant la polémique de la victoire de la Raison éclairée sur la Religion ». Quelle case cocher ?
Vaste programme ; trop de sable pour nos petites camionnettes. Qui plus est, l’énoncé du sujet n’était pas très pertinent ; c’était plutôt comme un coup d’épée dans l’eau, puisque « l’interdit » (à respecter) opposé aux « principes » (à observer), c’est du kif-kif. Si l’on met le « religieux » face à la « liberté », ça ne diverge pas plus puisque s’agissant, dans un cas, d’obéissance volontaire et dans l’autre de l’absence de toute contrainte, c’est du pareil au même. Imaginons alors le corollaire suivant : « Les principes religieux et les interdits de liberté, est-ce bonnet blanc et blanc bonnet ? » Non, parce que les principes religieux prescrivent bel et bien des interdits (à respecter ou à transgresser) et les interdits de liberté ne feraient injure qu’à ce qui n’est pas soumis à un engagement particulier, sans tabou ; le silence sans rémission de la société dite libre.
Mais, il fallait que ça roule et, lorsque quelqu’un a dit « le religieux et le laïque ce sont deux mondes différents », l’animatrice lui a reproché « de clore le débat ». On a poursuivi alors et, dès qu’un intervenant prétendit que « dans le domaine religieux la liberté cohabite avec l’interdit », Sylvie argua que « les interdits devaient venir de l’Homme et pas de la Religion », martelant : « les interdits démontrent une méfiance vis-à-vis de l’Homme ». Or, si le droit de grève des gendarmes est interdit, les principes de liberté du clergé n’y voient pas d’inconvénient, disons que l’interdit religieux s’accommode de la liberté des principes qui, eux, en disconviennent, d’où l’antagonisme. Conclusion : on n’est pas de la même forêt.
Comme chacun sait, il est très facile de faire taire sa conscience et voici pourquoi elle ne vous interdit rien ; elle vous dissuade tout simplement de plastronner au sujet de vos faiblesses ; on ne sait jamais… Pouvant aller jusqu’au vice, l’Interdit Religieux est de ce fait un délicieux fantasme qui conduit du plaisir à la passion ; aucun Principe de Liberté n’a jamais entraîné le plaisir plus loin que la guillotine. Ainsi, aux Chartreux des Droits de l’Homme, épris de principes de liberté chérie, je rappelle ce cri de douleur de Madame Roland du haut de l’échafaud : Dieu sait, « Liberté, combien de crimes on commet en ton nom », et je leur recommande donc d’essayer le pêché ; ce n’est pas entravant et ça ne tranche pas la gorge… « Faire l’amour était il y a peu, interdit aux jeunes-filles ; maintenant c’est presque obligatoire. Les tabous sont toujours les mêmes », dit Françoise Sagan, et la raison tient parfaitement compte de ce que nous sommes, des être ambigus pour qui transgresser, et point l’illusion d’être libre, est ce qui donne sens à l’humain ; si l’on prend, dans la direction opposée, le sens interdit, on est dans le bon sens. Voilà. Mais, lorsque l’on a quelque chose de fumeux en tête, il est difficile de l’organiser, de le simuler, de le masquer, à moins de le faire passer pour un débat loyal, objectif, tranché, remuant l’être soi disant libre.
Le chaos est la seule demeure où la liberté puisse être expérimentée. Elle est certes utile à la domestication des sujets, mais elle ne peut pas se prouver ou octroyer et, tout en conservant la faculté d’exalter les esprits et les mobiliser, le mot même « Eleutheria, Le bienveillant » attribué à Zeus, ne veut rien dire d’autre. Ainsi, prétendant fonder chaque chose sur le principe de la liberté, agnostiques, jacobins et mécréants veulent transformer le réel en une énigme sans savoir de quelle clé user pour en sortir, alors qu’il n’y a pas d’autres limites à franchir sinon celles de l’interdit et, si l’on ne franchit pas ces limites-là, par quoi serions nous fascinés ?
Ascèse de la raison, la Foi suppose des devoirs et des laborieuses réconciliations, là où la sensibilité aux Principes de Liberté suggèrent l’exaltante fuite en avant, drapeau à la main et le sein offert, exigeant le loisir de penser et de le manifester en public, ne serait-ce que contre une interdiction de vente de cigarettes à la sauvette ou pour le droit de s’habiller comme on veut et se déshabiller où bon nous semble.
Nous sommes des animaux supérieurs, et dans la nature aussi on s’autorise à tout faire dès que techniquement possible, comme étrangler son voisin pour lui prendre ses terres ; il est indispensable que je bouffe mon prochain avant qu’il ne me dévore, car c’est ce que l’Homme sait faire de mieux. Pour l’interdire, il faudrait une autorité supérieure ; le Religieux le prohibe, la Liberté le permet, à condition que tout rentre dans l’ordre et amène un progrès. Notre raison est sans cesse écornée par la mauvaise foi de l’agnostique, le croyant le plus redoutable.
Carlos Gravito