Débat du 3 octobre 2010 : « Que signifie gouverner ? » animé par Gunter Gorhan.
Posted on 28th septembre 2010 by Cremilde in Comptes-Rendus
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GEORGES TAHAR says:
ON PEUT DONC S’ENNUYER AU CAFE DES PHARES ;
Il y a, dans l’audience habituelle du café des Phares, comme dans le parti socialiste , plusieurs courants. Il ya ceux qui viennent pour étaler leurs connaissances philosophiques (du type l’aspect lacanien du sujet me semble évident). Il y a ceux qui annoncent d’entrée de jeu qu’ils « n’y connaissent rien ». Il y a ceux du type « brèves de comptoir » qui sont là pour asséner des vérités du type « l’Amérique est esclave du capitalisme » ou « ces américains qui ne sont pas foutus de donner la sécurité sociale à tout le monde ». Il y a ceux qui, munis d’un petit bagage philosophique autodidacte, souhaitent une discussion « intéressante », dans laquelle on peut suivre un fil rouge à travers les citations, les noms de philosophes, les titres de livres. Il y a enfin le courant silencieux qui vient pour écouter et noter, en intervenant rarement, pour « apprendre » non pas à philosopher mais « la philosophie ».
Il en résulte que le travail de l’animateur est digne d’un équilibriste réduit à choisir un sujet et mener un débat qui satisfait un peu chacun des courants, quelquefois à motiver plus les uns que les autres. Le choix du sujet à débattre est d’une importance capitale et le pouvoir souverain de l’animateur dans ce choix donne en même temps une responsabilité dont, me semble-t-il, les animateurs ne sont pas toujours conscients.
Il est donc toujours intéressant d’écouter les raisons qu’un animateur donne de son choix, car ce choix donne le la de l’ambiance et de l’intérêt du débat qui va suivre. C’est pourquoi je n’ai pas aimé la raison donnée Dimanche par Gunter pour le choix de son sujet : « Il y a ceux qui s’intéressent à la psychologie individuelle, et ceux qui s’intéressent au groupe ou la société. Le sujet que je choisis va concilier les deux. » JE NE GARANTIS PAS AVOIR REPRODUIT VERBATIM SES PAROLES. Tous les sujetss peuvent répondre à cette définition. A tout prendre, je préfère nettement :a raison qu’il donne souvent : je choisis le sujet que je ne comprends pas !
Avec un sujet pareil, introduit de manière doctorale, professorale par M. KOSMAS (que ce monsieur m’excuse si je n’ai pas correctement écrit son nom), on ne pouvait qu’aboutir à une suite de banalités sur le pouvoir, l’autorité, accompagnées du credo habituel de Gunter (en paraphrasant Jean Ferrat): « Je ne viens pas au café des Phares… pour passer le temps ! » Et si certains justement venaient au café des Phares pour passer le temps, est-ce un péché mortel ?
Allons, il y aura d’autres Dimanches et d’autres débats.
GEORGES TAHAR
28th septembre 2010 at 17 h 26 min
Gunter Gorhan says:
C’est vrai, tout sujet peut être envisagé sous les deux angles : individuel et collectif, mais il y a des sujets où c’est plus facile (comme celui de dimanche dernier) que pour d’autres (‘l’amour, le désir, le bonheur, etc.).
Qui a parlé de péché, mortel, en plus ? Qu’est-ce qu’un péché par ailleurs, selon quel credo le définir ? Pourquoi, Georges, ce langage religieux ? Un retour subit du refoulé ?
C’est vrai aussi que j’aime citer A. Comte-Sponville parce que je m’y retrouve : »Je philosophe pour sauver ma peau et mon âme ». Pour simplement passer du temps – au sens de se divertir ? – n’y a-t-il pas des endroits plus appropriés que le café des Phares ?
28th septembre 2010 at 11 h 51 min
GEORGES TAHAR says:
Nous sommes donc d’accord, Gunter, que « tout sujet peut être envisagé sous les deux angles : individuel et collectif ».
Mais je ne partage pas ton avis que le sujet de Dimanche dernier se prête plus facilement que d’autres à cette dualité. La plupart des interventions définissaient des opinions sur le coté sociétal du sujet et très peu de participants ont adressé le côté individuel du sujet.
Mais, plus important, de quelle vérité humaine,de quelle actualité brûlante, de quel évènement récent, de quelle séquence historique le sujet choisi cherchait-il à établir une analyse ou un bilan ? Je n’en vois pas vraiment.
C’est moi qui ai posé la question « Est-ce un péché mortel ? ». Je l’ai fait pour une raison simple : cette injonction régulière, lancinante, de ta part, à prendre notre participation au café philo comme quelque chose d’extrèmement important, comme un acte sérieux, grave, tragique, engageant notre existence et le sens de notre vie ne peut que rappeler certaines injonctions religieuses.
Je suis sûr que beaucoup d’entre nous – et j’en suis – prennent le café philo du Dimanche comme un divertissement intelligent, au même titre qu’aller voir une bonne pièce de théâtre ou un bon film. Et comme disait un lecteur du monde avec bon sens, c’est beaucoup mieux que passer sa matinée au tabac PMU du coin réfléchissant sur la combinaison gagnante !
P.S. Je ne relève pas ton attaque personnelle « Un retour subit du refoulé », car tu sais le peu d’estime que j’ai pour la psychanalyse, que je considère comme une science de charlatan.
28th septembre 2010 at 19 h 52 min
Elke Mallem says:
Moi aussi, j’ai eu ce dimanche un sentiment d’ennui et je me suis posée la question d’où il venait. Puisqu’on était dans l’analogie du « bateau », je dirais qu’on naviguait dans l’eau comme sur ces radeaux aux limites de la baignade surveillée : aucun danger, juste le clapotis de l’eau et quelques remous quand quelqu’un nouveau voulait se hisser dessus. Dès qu’une brise se levait, on cherchait à s’assurer l’ancrage : la gouvernance était celle-ci : règle numéro un, la chef a toujours raison. Règle numéro deux, s’il n’a pas raison, voyez règle numéro une. L’animateur, gouverneur en titre de ce débat : que faire face à tant de « sécurité » ? La distribution du tour de parole était impeccable, les interventions mesurées. L’appel à la parole vraie, incarnée n’était pas entendu. Pour certains, la parole incarnée, celle qui émerge de la source et qui ne vient pas de la bouteille, est-ce que cela fait encore sens ? Le discours humaniste traité d’utopie, cela m’a fait sortir de mes gonds. Non, l’humanisme n’est pas une utopie mais une posture fondamentale. Oui, nous avons une responsabilité quand nous parlons, Georges, même quand c’est le dimanche. Le dimanche, c’est un temps de « recréation », et se recréer n’est pas forcément se divertir. Se recréer est un besoin, se divertir : non. Le divertissement me fait penser à la cour de Louis XIV qui a poussé cet art à la perfection et on connaît le coût que cela avait pour le pays.
28th septembre 2010 at 6 h 46 min
gérard tissier says:
j’aime beaucoup cette idée de la responsabilité de l’animateur par le choix du sujet.Cela commence à émerger car je trouve que ces derniers temps cela flotte un peu. Maintenant quid de ceux qui les proposent.s’interroge -t-on sur leur intentionnalité?Comment se fait il que sur 10 ou 12 propositions , aucune, presque toujours ne ressortit pas d’un sujet pouvant être posé au bac ou ans un cours de philo ?
L’utilité du surperflu, ou l’indépendance dans l’interdépendance, c’est tabou ? cela fait pas style de vie, parisien du dimanche matin ?
Une discussion de salon est une épreuve car l’esprit est le pass pour y participer.Mais un café philo ce n’est que de e l’ anti-élitisme contre la hiérarchie culturelle ?Si oui faut il » faire avec » ou rappeler le but du jeu ?
Est ce que la valeur d’une idée se mesure au nombre de ses protagonistes ? Oui, alors le végétarisme a raison et la doxa a un droit supérieur ç s’exprimer mais reste une rose autant sans épine que s sans parfum !
28th septembre 2010 at 9 h 53 min
gérard tissier says:
j’aime beaucoup cette idée de la responsabilité de l’animateur par le choix des sujets.Cela commence à émerger car je trouve que ces derniers temps cela flotte un peu. Maintenant quid de ceux qui les proposent.s’interroge -t-on sur leur intentionnalité?Comment se fait il que sur 10 ou 12 propositions , aucune, presque toujours ne ressortit pas d’un sujet pouvant être posé au bac ou ans un cours de philo ?
L’utilité du surperflu, ou l’indépendance dans l’interdépendance, c’est tabou ? cela fait pas style de vie, parisien du dimanche matin ?
Une discussion de salon est une épreuve car l’esprit est le pass pour y participer.Mais un café- philo ce n’est que de de l’ anti-élitisme contre la hiérarchie culturelle ? Une expérience « hors sol » de démocratie de la parole? Si oui faut il » faire avec » ou rappeler le but du jeu voulue par son fondateur? ( questionner dans l’agora, la justice dans la Cité )
Es- ce que la valeur d’une idée se mesure au nombre de ses protagonistes ? Oui, alors le végétarisme a raison et la doxa a un droit supérieur à s’exprimer.Elle reste cependant une rose noyée par la rosée du quotidien avec pour seul atout son absence d’épines ce qui lui vaut d’être aussi sans parfum…
28th septembre 2010 at 10 h 06 min
Elke Mallem says:
Café philo, anti-élitisme contre la hiérarchie culturelle ? Parlons-en de l’élite. Gauche caviar ou droite sécuritaire, elle est bien confinée dans sa tour d’ivoire, édicte des règles mais ne se soucit pas de l’effet de ces règles sur le « terrain », la fameuse France d’en bas. Ils gouvernent sans courroie de transmission. Le gouvernail est déconnecté des réalités. Il faut, il y a qu’à….. Comment ? Comment appliquer les règles de la République dans une classe multiculturelle sans avoir le temps de vérifier ou en sont les gosses qui regardent leur maître avec confiance et qui ne comprennent rien parce que les contenus proposés sont trop loin de leur champ d’expérience ? Comment maintenir une disponibilité bienveillante pour une personne âgée vulnérable quand on est à la dixième toilette, pour un salaire qui permet juste à payer le loyer et quand on n’est pas sûre que l’emploi va être prolongé puisqu’on fait partie des contrats de solidarité xyz qu’utilisent les EHPAD pour restreindre leurs coûts? Les privilèges de la soit disant « élite » coûtent cher. L’autocratisme (pouvoir de forme plutôt que pourvoir de fond) fait légion. La circularité indispensable élite/base est plus défaillante que jamais. Ce ne sont pas les manifestations ridicules de quelques fonctionnaires qui craignent pour leur retraite qui changeraient quoi que ce soit. Le fait est là, visible à tout le monde : les trottoirs de Paris se remplissent d’Hommes de plus en plus nombreux qui n’ont plus la force de se relever. Les institutions de soins fondés pour contenir le malaise social ne peuvent plus remplir leur fonction, faute de moyens. Et il ne s’agit pas toujours de moyens financers. On ne peut pas tout acheter. L’engagement humain, c’est une question de communication plus que d’argent. Le navire prend l’eau. Cela fait longtemps que j’essaie d’atteindre les rives à la nage, mais ce n’est pas facile de nager dans les remous d’une civilisation qui sombre. La parole autorisée…. Je pense au film « Titanic ». Toutes ses voix qui s’éteignent faute d’être entendu. Cela me rend triste. Nous avons tant de connaissances qu’on devrait mettre au service de l’humanité et qu’on pervertit si souvent pour en faire un instrument de pouvoir aliénant. Je ne suis pas contre l’élite, loin de là. Au contraire : j’appelle l’élite à se mettre au boulot, à mettre la main à la pâte. Non seulement sur le papier. Mais en prise avec le terrain.
28th septembre 2010 at 5 h 27 min
Gunter Gorhan says:
Il y a incontestablement le scandale de l’injustice, surtout au niveau mondial : tandis qu’une minorité doit être poussée par tous les moyens de la pub et du marketing à consommer de plus en plus de choses parfaitement inutiles, voire nuisibles, la grande majorité a à peine de quoi pour survivre et encore…Je ne me rappelle plus le chiffre, mais il y a un nombre effarant d’enfants qui, chaque minute, meurent de faim dans le monde et un nombre encore plus important périssent à cause d’un manque de soins élémentaires.
Mais si c’était cela LE problème de la « civilisation » moderne, ceux qui viennent dans les cafés philo pour nous dire que nous nous trompons de combat auraient raison et il faudrait d’urgence se mobiliser ailleurs.
A mes yeux, l’enjeu principal est ailleurs. Pour prendre une image, il y a le scandale de l‘injustice, du gâteau très mal reparti ; il y a un autre ou plutôt une menace plus grande : le gâteau lui-même est empoisonné. Autrement dit, notre « civilisation » est devenue une culture (au sens biologique) de mort et l’enjeu prioritaire n’est plus celui de la plus juste répartition des richesses, mais celui de la vie et de la mort.
L’augmentation des suicides au travail non seulement en France mais aussi en Chine, le pourcentage régulièrement croissant des suicides des jeunes dans tous les pays dit riches, les données fournies par l’ONU concernant les indicateurs de la santé sociale, etc., d’une part, et les destructions massives de l’environnement, pas besoin de les énumérer (dernière en date, la catastrophe écologique qui vient de frapper la Hongrie) d’autre part, prouvent, à mes yeux que nous sommes entrés dans une culture de mort.
Une certaine pratique de la philosophie, sans en être consciente, bien sûr y participe. Je ne peux le démontrer, je ne peux que faire part d’une intuition ; contrairement à la science, je pense qu’on ne peut rien démontrer en philosophie (sœur jumelle en cela de l’art) ou plutôt une philosophie qui se veut entièrement rationnelle au sens justement de démontrable, argumentative, de « bon sens commun », logique, platement antireligieuse, etc. devient mortifère.
Voilà ce qu’en disent Kant et Jean-Luc Nancy, je les cite non pas en tant qu’autorités – il n’y en pas en philosophie puisque rien n’y est démontrable – mais parce qu’ils disent mieux que moi :
« La contemplation de la profonde sagesse de la création divine dans les moindres choses et de sa majesté dans les plus grandes – ce dont les hommes ont pu, il est vrai, de tout temps s’en apercevoir, mais dont la connaissance à l’époque moderne a pu s’élargir jusqu’à la plus grande admiration – possède une force telle que non seulement elle suscite un sentiment d’anéantissement, pour ainsi dire, de l’homme à ses propres yeux et qu’on nomme l’état d’admiration, mais encore une puissance telle, en rapport à sa destination propre, quelle élève l’âme à ce point que toutes les paroles, seraient-elles même du roi David en ses prières[…], devraient s’évanouir comme un son vide, parce que le sentiment d’une telle intuition du doigt de Dieu est inexprimable.» (Kant : La religion dans les limites de la simple raison, cité par J.- L. Nancy)
« « Adoration » fait penser à « prosternation ». Redoutable ambivalence de la prosternation : elle atteste l’incommensurabilité de ce devant quoi elle se prosterne, et elle autorise qu’on exploite son abaissement ; manigance permanente des religions.
Mais c’est aussi que la religion – disons, la disposition religieuse, observante – est en fin de compte la seule qui ouvre la possibilité de la prosternation. Peut-être faut-il voir là le sens de cette phrase de Hegel que « la religion doit demeurer pour tous, y compris pour qui s’est élevé au concept » : le philosophe, celui qui a compris dans le concept la vérité que la religion représente seulement, le philosophe sait tout faire sauf se prosterner. Cela va de soi, puisqu’il n’y a pour lui ni dieu ni maître : c’est la condition de la pensée. Or le philosophe doit pourtant se prosterner : en tant que philosophe, il doit savoir que la raison se prosterne devant ce qui d’elle-même se dépasse infiniment. Il doit donc savoir que la seule raison adorante est pleinement rationnelle et raisonnable » (J.-L. Nancy : L’adoration, tome 2 de Déconstruction du christianisme).
28th septembre 2010 at 12 h 55 min
Elke Mallem says:
Merci!
28th septembre 2010 at 13 h 21 min
Gunter Gorhan says:
Voici le mail que je viens d’envoyer aux autres animateurs réguliers des Phares; je pense qu’il concerne les caféphilistes des Phares :
Bonjour,
Je vous re-envoie mon mail déjà un peu ancien et j’ajouterai un autre texte :
mon premier mail :
« Bonjour,
Vous avez raison de me reprocher mon silence mais il a des raisons.
Je dois vous avouer que j’ai perdu la foi philosophique (Jaspers) et sans cette foi on ne peut plus philosopher – on peut exercer toutes sortes de métiers sans foi, mais pas la philosophie -, faire partager aux autres sa propre foi.
Sans cette foi, toute parole prononcée devient fausse ; j’arrête donc toutes mes activités philosophiques, il nous faut autre chose, à nous et à toute l’humanité.
Quoi ?
Beaucoup de silence, de recueillement, de « Besinnung » en allemand, intraduisible, sorte de re-sensement, le Sinn étant à la fois, comme le sens en français, le sens-perception, le sens – orientation et le sens-signification.
Le monde est engagé dans une fuite en avant accélérée (Internet, temps réell, production, efficacité, innovation, techniques, méthodes, maîtrise) et les nouvelles pratiques philosophiques (y compris la mienne), victimes de l’esprit du temps surpuissant, y participent – c’est en tout cas ce que je ressens de plus en plus.
L’image qui s’impose à moi : quelqu’un prisonnier d’une corde nouée, qui se débat et en se débattant les nœuds se resserrent ; il faudrait au contraire s’arrêter, s’immobiliser. Je ne peux faire autrement…
Gunter »
J’aurais dû préciser, dans ce premier mail, qu’il ne peut s’agir que d’une suspension temporaire (combien de temps, je n’en sais rien) de mes activités philosophiques, on ne peut, sauf à devenir suicidaire, préjuger de l’avenir…
J’ajoute ceci, avec l’espoir de mieux me faire comprendre :
Cela fait presque 18 ans que j’anime et il m’arrive maintenant ce que j’ai pu observer jusqu’ici autour de moi : au bout d’un certain temps, trois réactions possibles de la part de participants (et d’animateurs) :
- » le café philo ne m’ »excite » plus, je vais chercher autre chose, la peinture, le tango, la randonnée, etc ».
- l’ agressivité : « les gens, les « autres », les participants sont ennuyeux, ils ne font que se répéter, je vais faire de la philo sérieusement, au CIPH, à l’université (auditeur libre), petits groupes de lecture, etc. »
- se rendre compte que c’est soi-même qui se répète et accepter d’entrer en crise, de se mettre en cause. J’ai toujours considéré la philo au café (ou lieux équivalents) comme un risque, le risque d’être mis face à sa propre répétition (vraiment insupportable quand on s’en rend compte), en cela sœur jumelle de la psychanalyse. Le fameux « connais-toi toi-même » n’a-t-il pas fondé dès le début cette parenté étroite entre philosophie et psychologie des profondeurs ?
Il y a aussi ce texte de Jean-Luc Nancy citant d’abord Kant, qui m’a profondément déstabilisé:
« La contemplation de la profonde sagesse de la création divine dans les moindres choses et de sa majesté dans les plus grandes – ce dont les hommes ont pu, il est vrai, de tout temps s’en apercevoir, mais dont la connaissance à l’époque moderne a pu s’élargir jusqu’à la plus grande admiration – possède une force telle que non seulement elle suscite un sentiment d’anéantissement, pour ainsi dire, de l’homme à ses propres yeux et qu’on nomme l’état d’admiration, mais encore une puissance telle, en rapport à sa destination propre, quelle élève l’âme à ce point que toutes les paroles, seraient-elles même du roi David en ses prières[…], devraient s’évanouir comme un son vide, parce que le sentiment d’une telle intuition du doigt de Dieu est inexprimable.» (Kant : La religion dans les limites de la simple raison)
« « Adoration » fait penser à « prosternation ». Redoutable ambivalence de la prosternation : elle atteste l’incommensurabilité de ce devant quoi elle se prosterne, et elle autorise qu’on exploite son abaissement ; manigance permanente des religions.
Mais c’est aussi que la religion – disons, la disposition religieuse, observante – est en fin de compte la seule qui ouvre la possibilité de la prosternation. Peut-être faut-il voir là le sens de cette phrase de Hegel que « la religion doit demeurer pour tous, y compris pour qui s’est élevé au concept » : le philosophe, celui qui a compris dans le concept la vérité que la religion représente seulement, le philosophe sait tout faire sauf se prosterner. Cela va de soi, puisqu’il n’y a pour lui ni dieu ni maître : c’est la condition de la pensée. Or le philosophe doit pourtant se prosterner : en tant que philosophe, il doit savoir que la raison se prosterne devant ce qui d’elle-même se dépasse infiniment. Il doit donc savoir que la seule raison adorante est pleinement rationnelle et raisonnable » (J.-L. Nancy : L’adoration, tome 2 de Déconstruction du christianisme).
Ce texte de Jean-Luc Nancy sur l’adoration et la prosternation du philosophe en tant que philosophe ( !) m’a donc bouleversé : je suis convaincu que la philosophie telle que je la pratiquais n’était que le rempart, la digue destinés à protéger contre un « effondrement », finalement salutaire – si on arrive à le dépasser, à le transfigurer justement en adoration, prosternation ou en ce qu’autrefois on appelait tout simplement « piété ».
Et si réfléchir, penser (la « déclosion de la raison », J.L. Nancy) n’étaient qu’une autre (inédite) façon de prier ? Et comment animer dans cet esprit là ?
Voilà où j’en suis aujourd’hui.
28th septembre 2010 at 18 h 44 min
Elke Mallem says:
Sans la foi, toute parole prononcée devient fausse….
J’ai pu faire l’expérience édifiante il y a plus de trente ans d’une semaine dans le silence chez le frère Roger à Taizé. L’expérience d’un profond sentiment de gratitude que j’ai pu vivre lors de cette retraite constitue un souvenir dans lequel il m’arrive de puiser encore maintenant. Cela ne m’a pas empêché de me détourner de la religion, trop profane à mes yeux. Je crois même que cette expérience a renforcé mon aversion de la religion qui en tant qu’institution humaine est forcément limitée. Mais je constate avec le recul que je me suis plus privée de ressources (communauté, rites, fêtes) que d’avoir été enrichi par ce « choix ».
Je partage entièrement la perception qu’il faille retrouver dans la cacophonie des langues de bois la voix qui nous transporte, qui vient du fond, des origines. Une voix qui transforme, qui cherche à se frayer un chemin. La pensée construite de paroles qui initie l’agir, doit faire écho de cette voix, et cette voix persiste dans le silence, elle se fonde probablement dans ce silence. « Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres, n’en ayons qu’un seul, » semble avoir dit Odyssée. C’est ce maître là, peut-être ? Se laisser gouverner par cette voix, et non par les sirènes. Etablir les règles de vie dictées par cette voix qui devient voie. Une pensée qui ne prend pas racine dans cette voix est stérile, mortifère. Elle peut se présenter sous forme d’une clarté cristalline, mais elle n’aura pas l’attrait du beau, du vrai.
Adoration, prosternation, … La religion, seul enclin à cette posture ? Je résiste à l’idée et je cherche pourquoi. C’est effectivement sa proximité avec l’exploitation qui me gêne. J’aime mieux utiliser le mot « d’attention » de la tradition bouddhiste méditative. « Etre attentive à » pourrait être synonyme pour « adorer », « aimer ». Et en même temps, je suis fascinée par l’idée du « tomber à genou » : est-ce le bagage culturel de l’imagerie religieux ou ce mouvement qui semble associer la chute avec une certaine verticalité ? On tombe à genou vers le haut, le sublime… qui peut être un tout petit bébé, donc le petit, le vulnérable, l’éphémère. Prosternation : le mouvement me semble se figer. Tomber à genou : j’épouse un mouvement pour pouvoir se redresser. Accepter sa petitesse pour pouvoir grandir. L’humilité.
Quitter les faux semblants. Il y a urgence, je partage ce sentiment. Le bateau coule. Tout le monde ne dispose pas de gilet de sauvetage. Et pas de terre en vue.
28th septembre 2010 at 22 h 18 min
Gunter Gorhan says:
L’être humain a besoin de « religion » (plus précisément d’infini dans le fini) au double sens du mot : se relier aux autres et à ce qui nous dépasse d’une part (religare), et relire, réinterpréter autrement la réalité (conversion, relegere), d’autre part. Michel Serres propose encore une autre version : pour lui, l’antonyme de la religion est la négligence.
Hegel (de façon quelque peu despotique, à mon avis) et Jean-Luc Nancy, (athée, très attentionné et attentif) visent à inclure la religion dans la philosophie, à dépasser « philosophiquement » la religion.
Quelle pourrait être une « philosophie » – mais peut-on encore l’appeler ainsi, puisqu’elle se construite depuis son origine en rupture radicale avec mythes et religions – et surtout une pratique de la « philosophie » qui aurait intégré les postures d’un Jean-Luc Nancy : j’ai de plus en plus l’intuition, le pressentiment que la philosophie, disons établie quelque soient les divergences entre écoles différentes, a pour finalité (inconsciente) de protéger contre l’ »effondrement », appelée « brisure des vases », Chevira, dans la tradition hassidique, mais il y a l’équivalent dans toutes les spiritualités : il faut mourir à soi-même, etc.
Donc, pour éviter de se trouver après l’effondrement (salutaire), prostré (état insupportable), la philosophie, et je me suis rendu compte : y compris ma propre pratique, est appelée au secours ; secours fallacieux, car il bloque, de façon mortifère en dernière analyse, le passage de la prostration à la prosternation/admiration devant la Vie, l’être, le mystère, ou quelque soit le nom qu’on donne à l’indicible (cf. Kant « La religion dans les limites… » que j’ai cité précédemment).
Merci, Elke, pour vos textes qui me font beaucoup de bien dans ma traversée d’un désert qui s’est imposée à moi de façon plutôt imprévue. Mais n’est-ce pas la loi des vraies crises existentielles, car si on pouvait les prévoir, on les éviterait ; là aussi, je crois que la philosophie (qui ne se prosterne pas devant plus grand que la Raison, mais est-ce encore de la philosophie ?, ce n’est pas non plus de la religion qui formate et bouche un trou qu’il faut soigneusement garder ouvert pour rester vivant) peut rendre de mauvais services – à long terme !
28th septembre 2010 at 11 h 04 min