Je traçais ma route, sachant que, comme dit le poète Antonio Machado, « Il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant », et assez déconcerté donc à l’idée d’aller me confronter carrément à « La Voie », dernier ouvrage d’Edgar Morin, au cours du débat qui, animé par l’inébranlable observateur de l’ordonnancement de la cité, allait avoir lieu le 22 Mai au Café des Phares. Finalement, c’est un panaché des sujets proposés par le public qui, réduit à « Qu’est-ce que la sagesse ? », a servi de base à la conférence-débat.
Il s’avéra vite, aux yeux du sociologue-philosophe, que le prétexte intellectuel pour la démarche en cacherait deux formes : une faite de renoncement, l’autre d’épicurisme, les exemples avancés étant, pour la première, le cas du baron d’Empain, riche homme d’affaires enlevé en 1978, mais qui, une fois relâché, quitta la France pour, en jeans et sac à dos, aller vivre six mois aux USA, l’autre, celui de Jean-Paul Kauffmann, pris comme otage au Liban en 1985, et devenu visiteur des prisons dès que libéré. On en est venus ensuite à « l’imagerie cérébrale d’Antonio Damasio », qui fait admettre la complexité du pôle rationnel (« Homo sapiens ») en conjugaison avec le pôle démentiel (« Homo demens »), c’est-à-dire, « le savant fou » sujet au délire, à la colère, aux crimes, aux massacres. Entre les deux émotions, on a visité « l’amour extralucide et l’extra aveugle », pour retourner à la case départ où s’installe le doute de pâtir ou de jouir de la proie que l’on a en soi. La Sagesse résultant d’un jeu permanent entre raison et passion, et « la vie bonne » incluant la compréhension d’autrui, nous serions logiquement invités à devenir tolérants, aussi bien dans le travail qu’en famille. Pourtant, à la question, « y a-t-il autant de sagesses que de gens ? », Edgar Morin a répondu que le « connais-toi, toi-même » n’est pas aisé, comme l’enseigne Montaigne, car nous sommes des êtres multiples qui, tel Dr. Jekill et Mr. Hyde, passent facilement d’une personnalité à une autre, en raison d’une compartimentation dans laquelle chacun perd de vue l’ensemble, d’où la véritable indifférence à autrui et au déficit de sens. En somme, on a autant de connaissance que d’aveuglement. D’un côté il y a les experts, exposés aux problèmes d’un monde cloisonné, de l’autre une sorte de raison politique qui, si les Hommes la possédaient, ferait d’eux des sages appelant à des catégories de pensée riches de pluralités tels qu’affects, complétude, simplicité, émerveillement, esthétique, ou poésie de la vie. Qu’est-ce que la raison critique, alors, se demandait le maître, rapportant qu’à ce titre Montaigne s’étend sur le cannibalisme lorsqu’il parle du colonialisme, et Montesquieux, dans les « Lettres Persannes » sur le sujet du relativisme culturel. Aujourd’hui, par contre, poursuivit Morin, la dégénérescence de la raison, réduite à un rationalisme de salon et autres incohérences fondées sur des bases floues, termine en pathologie étouffante de l’économie et en robotisation afin d’asservissement, voire d’extermination, si l’on se souvient des suicides à Télécom ou les industries culturelles conduisant à la vie mutilée dénoncées par Adorno et Horkheimer. Conclusion, la raison n’est pas simple ; tout se complique vite de façon grotesque, à moins d’une autocritique de la complexité et de la globalité qui passerait immanquablement par l’autodérision. Il faut rire de soi. On doit être capable de se moquer de soi-même et d’autrui, car nous subissons la dictature du chronomètre sur la durée intérieur et psychologique, le temps compté dont parle Bergson, et les cadences infernales ridiculisées par Charlot dans les « Temps Modernes ».
Il faut, souligne enfin le maître. Il faut, donc, échapper à la pression du cercle infernal si l’on en a la possibilité. Il faut que l’on réforme notre système d’éducation, antinomique de la connaissance. Il faut que l’on change la formation des formateurs car, pour enseigner, il faut aussi de l’Eros. Une fois débarrassés des idéologies, nous avons fini par vouloir tout résoudre avec le marché, ce qui nous conduit aujourd’hui à d’effroyables cataclysmes et fanatismes conjugués contre l’humanité, tels le capitalisme financier ou la spéculation, et il serait sage de les éviter. Comment ? Il faut plus de sagesse, de rationalité, mais aussi de confiance, détermination et pensée, car, si l’on est incapable de réflexion on tombe dans l’erreur. Il faut que se fasse jour un effort de la raison, capable d’imaginer que si l’imprévu peut arriver, il arrivera. Alors qu’un autre monde est possible, il faut de la volonté et de l’espérance aux vieilles générations, désabusées ou dans le désarroi, autrement on court à la catastrophe, selon toute probabilité, bien que l’improbable puisse prodigieusement se révéler aussi, comme fut le cas de la petite bourgade d’Athènes qui, avec son petit allié de Sparte a résisté à l’empire Perse, pour donner naissance à la démocratie et à la philosophie.
Il faut sans cesse recommencer. La maladie de la raison est la raison close, et aujourd’hui, il nous faut donc partir en quête de la Renaissance, nous remettant à la Philosophie dont la vertu est l’interrogation. Rien n’est acquis, et tout ce qui ne se régénère pas, dégénère. Il faut tout reprendre, tout renouveler, trouver La Voie.
-Dites, mon brave, demandait un automobiliste égaré à un paysan du coin, où va cette voie-là ?
- Elle continue tout droit puis, après le grand tournant, je ne sais plus.
- Et celle-là, à gauche de nous ?
- Ah, celle-là, elle mène au cimetière et ensuite Dieu sait où…
- Et l’autre, là, devant nous ?
- Oh, elle va vers la montagne, mais après je ne saurais pas vous dire.
- Vous savez quoi ? – crie le touriste exaspéré. – Vous êtes un con, Monsieur !!!
L’autre :
- Je suis peut-être un con, mais je ne suis pas perdu !
Carlos Gravito