« La recherche de la Vérité peut-elle être désintéressée ? »
Gros de singuliers imprévus, dont le plus cocasse fut la mutinerie du onze tricolore au Mondial de foot, le troisième dimanche de Juin, le 20, a été par décision du collectif des animateurs du Café des Phares le théâtre d’une mise en scène du sujet du BAC « La recherche de la vérité peut-elle être désintéressée ? » que Gunter Gorhan a dirigée. Lorsque les candidats involontaires à une telle purge se penchent sur leur feuille blanche, ils peuvent aisément éluder le problème à l’aide de l’académique « thèse, antithèse, synthèse » ; s’ils avaient à se la partager de vive voix, le micro sous le menton à tour de rôle comme nous, ils auraient sûrement du mal à ériger un autel à la gloire d’une Vérité dépourvue d’intérêt, comme l’a priori de l’hypothèse le laisse supputer.
La logique d’un jugement est intimement dépendante de l’accord (ou le désaccord) avec la réalité et on parlera de vérité formelle si, malgré leur fausseté, il y a une cohérence entre les prémisses et la conclusion du syllogisme ou de vérité matérielle si les propositions sont vraies mais le raisonnement erroné. L’étrangeté des choses réside dans leur truisme qui résiste à toute interprétation toutefois, alors qu’elles s’en balancent, la feinte philosophique prétendant trouver des sens cachés dans la réserve des possibles, ressemble à un simple jeu de bonneteau, c’est-à-dire, à une suite d’adroits tâtonnements. De son côté, l’humanité résultant jusqu’au malaise des convulsions de la raison (un oracle sans cesse consulté par les antilogies les plus enfumées s’exprimant au moyen d’ambiguïtés et d’équivoques), seulement armée des ruses et finasseries du mensonge elle est en mesure de répondre aux menées de la nécessité qui, secouant leur entendement, asservit toute l’essence et le commerce des Hommes. Pourquoi la rechercher, si l’être n’occulte rien et ne fait que répéter à tout instant ce que l’on dit de la réalité des phénomènes d’où le discours émane, selon l’expérience qu’il en a ?
Instruits donc que dans la nature tout est artifice et subterfuge, parce qu’un monde de vérité est aussi invivable qu’un camp de concentration éclairé en permanence, jour et nuit, et sachant que les humains possèdent un cerveau constitué à la connaissance de ce qui est et nullement de ce qui doit être, nous avions intérêt à savoir ce qu’est le vrai avant de le rechercher, pour ne pas le faire en vain. Moult suggestions furent alors proposées comme réponse à l’impertinente question, la première étant « de savoir s’il s’agissait d’un grand ou d’un petit V », suivie du présupposé que « le bonheur concerne tout le monde à l’inverse de la vérité », et tandis qu’une intervenante « sentait inintéressante la question de l’intérêt », il fut « lié à ‘l’amour qu’on lui porte’, selon l’expression d’Olivier Rey », ainsi « qu’à l’action, dans tous les cas », alors que d’autres « la liaient à la liberté de l’Homme » ou « à son degré de scepticisme ». Quelqu’un rappela « l’inutilité de la chercher car elle nous ‘pète à la gueule’ » et une autre participante annonça que « Badiou prêchait en somme la révolution ou l’amour », déclaration suivie de « la nécessité d’une recherche de transcendance » rebondissant sur « Nietzsche et sa volonté de vérité » et du « rapprochement du mythe du vrai lié aux tribunaux et à l’inquisition, voire à l’aveu ». Malgré la « différence entre vérité, véracité et exactitude » comme de « la vérité transcendantale et l’empirique », un doute s’installa « à propos de l’existence du désintérêt et de la vérité en soi » et des « mêmes au niveau de l’Etat au temps de l’indécence », allant jusqu’au « ‘God’s case’ ou la responsabilité de Dieu ».
De leur côté, Hegel dit que « Le vrai est le tout », Adorno soutient que « Le tout est le non-vrai ». A quel saint se fier ? Peu scrupuleuse, la raison se laisse instrumentaliser par le désir et sa façon de procéder dévoile une volonté de prendre pour vraie la sournoise conviction de vérité. Au moyen d’une hasardeuse accumulation d’erreurs dans nos conceptions de temps et d’espace, elle tire de la nature les lois auxquelles elle présume que les êtres sont contraints, alors qu’il ne s’agit que d’une figuration, la lecture qu’elle se fait de l’idée de naturel. Passé simple et futur antérieur dépassent nos vies dont il ne reste que le présent de la reproduction, payé au prix d’une sénescence accrue, la disparition d’un univers mental, une pélagique béance, pour ne pas dire un inévitable néant qui ne désigne goutte.
Pourtant, à l’aube de la civilisation, faisant précéder « le voile » d’un « a » privatif, Protagoras s’est fait remarquer, sortant de sa besace le mot « Άλήθεια » [a-lêtheia], la vérité, déduite du dévoilement. La vérité serait-elle un voile sous lequel se glisse le réel suggérant un troublant irréel ? De par sa version latine, « véritas », sa souche dans la plupart des idiomes modernes, le terme a aussi, en raison de son cousinage hébraïque, grec et russe, une connotation juridique, voir théologique, désignant le bien fondé de la règle qui « verrouille, conserve, garde une institution légitime », prudence tactique qui aboutit à un cul-de-sac dénommé « libre arbitre », simple orifice d’évacuation de l’intention par où transite le passage à l’acte.
Parce que le sens est caché, que tout est mensonge et qu’on n’a pas besoin de tout savoir malgré le statut particulier de vertu dont on charge le terme, je m’accommode facilement du fait de ne pas saisir l’essence de l’existence et, à l’instar de Fernando Pessoa qu’écrit « Je crois à la vérité du mensonge que j’ai construit », j’avoue que la vérité n’est pas mon dada et je n’y vois que le désir luciférien d’atteindre une futile perfection. Nous tenons toujours à être crédibles même en mentant et chaque bobard est d’autant plus plausible qu’il est invraisemblable. Faire croire au faux c’est un art. Tout le monde ignore, car il faut ignorer et, qu’elle soit mensonge ou vérité, l’audace de la parole, arrangée à la convenance de chacun, est un geste critique qui éclaire le discours pour qu’il devienne intelligible. La vérité est hors propos ; elle n’est pas bonne à dire et n’a rien d’autre à faire qu’à apparaître, à s’approcher le plus possible du sujet sans portée pratique sur l’intrusion des Hommes dans le cours des choses et le poids de leurs structures.
Dans le registre de l’éthique, le mensonge est un acte discursif qui, mettant en jeu la croyance de son interlocuteur, fait un usage volontaire du faux, alors que l’inquiétant ennui de la vérité est chose de prophètes et aussi le soleil des hypocrites qui se saladent les uns les autres. Sans le mensonge un petit enfant ne peut pas survivre et a du mal à aller à l’autre bout de lui-même, l’évasion dans le jeu de cache-cache où l’on ne capte rien au vrai. Afin de sauver la mise, entre le logique et l’ontologique, nous passons des années et des années à renarder au long de la vie ; pour l’authenticité il ne reste qu’une minute, celle de la mort, le moment de vérité d’où nous ne nous réveillerons jamais. Au croisement du désir et de la morale, la tranquille audace du mensonge est le refus de cet inévitable point final, une fuite dans la spirale d’un irrationnel nombre d’or ou la vertigineuse étendue des constellations.
Sortant du cabinet médical, un patient voulu se certifier en vain de ce que lui avait dit son médecin à ce propos et est retourné le voir.
- Excusez-moi Docteur, demanda-t-il, mais vous m’avez parlé de Capricorne ou de Balance ?
- De Cancer ! Cancer !
Carlos Gravito
Gorhan Gunter says:
Voici le texte que j’ai lu à la fin du dernier café philo qui explique pourquoi il est préférable, à mes yeux et à ceux de Marc Sautet, d’improviser nos échanges philo dominicaux :
« Beaucoup viennent avec un sujet, mais personne ne peut savoir à l’avance s’il va faire l’objet du débat. D’aucuns verront là encore un manque de sérieux, ceux pour qui la philosophie est un « travail » qui ne saurait être improvisé sous peine de sombrer dans les discussions de café du Commerce. C’est le contraire selon moi. Tout d’abord parce que le « travail » des professionnels de la philosophie n’exclut pas le plaisir. Réfléchir avec sérieux, penser rationnellement, connaître Platon, Descartes et Hegel, s’astreindre à la rigueur des concepts, cela fait du bien. Qu’il le fasse ou non partager, le philosophe professionnel trouve du plaisir à la discipline qu’il s’inflige, et celui-ci compense la peine qu’il se donne au travail. Mais les autres ? Ceux qui depuis bien longtemps ne savent plus comment on travaille sur un texte ? Ceux qui n’ont jamais, ou pas encore appris ? Il faut leur donner l’impulsion, celle qui donne envie de s’investir. Or c’est un moyen d’avoir à coup sûr du plaisir que cet état d’incertitude provoqué dimanche matin par le fait que le sujet n’est pas connu d’avance, car il provoque un certain suspense, comme avant chaque épreuve d’examen (dont on ignore en principe le « sujet »), dans le temps même où l’on sait bien que l’on ne va pas « pour de bon » subir une épreuve avec un enjeu personnel, avec une sanction à la clé; où l’on sait du moins que s’il y a épreuve, enjeu, et sanction – avec, pourquoi pas, une sorte de trac -, au lieu d’être coupé des autres et de ne devoir compter que sur soi-même pour résoudre le sujet posé, on pourra compter sur ceux qui nous entourent. » (Marc Sautet : Un café pour Socrate, p. 34 et s.)
23rd juin 2010 at 7 h 51 min