Suggestion de lecture

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Posted on 13th septembre 2010 by Cremilde in Suggestions de lecture

« Les deux « adversaires » ici en présence témoignent, dans le débat d’idées, de deux visions irréconciliables. Tout, dans leurs prises de position respectives, les sépare : Alain Badiou comme penseur d’un communisme renouvelé ; Alain Finkielkraut comme observateur désolé de la perte des valeurs. La conversation passionnée qui a résulté de leur récente rencontre […] prend souvent la tournure très vive d’une « explication », aussi bien à propos du débat sur l’identité nationale, du judaïsme et d’Israël, de Mai 68, que du retour en grâce du communisme. Mais le présent volume ne se réduit pas à la somme de leurs désaccords. Car ni l’un ni l’autre ne se satisfont, en définitive, de l’état de notre société ni de la direction que les représentants politiques s’obstinent à lui faire prendre. Si leurs voix fortes et distinctes adoptent, un moment, une tonalité presque semblable, c’est sur ce seul  point. » (4ème de couverture du livre « L’explication » de Alain Badiou  et d’Alain Finkielkraut, lignes 2010, 172 pages, 17€.)

Je ne peux trop conseiller la lecture de ce livre totalement improbable avant sa publication, ou plutôt avant une première rencontre des deux philosophes organisée par le Nouvel Obs, tellement leurs positions dans presque tous les domaines les opposaient.

Il faut ajouter au-delà de la seule convergence entre les deux auteurs (leur malaise dans notre « civilisation ») deux points :

- Une attitude exemplaire pour nous qui nous opposons souvent dans nos échanges aux Phares ou ailleurs, je cite Alain Badiou :

« Au demeurant, c’est une référence un peu intime, mais si vous regardez mon Petit Panthéon portatif, vous verrez qu’avec ceux qui ne pensent pas du tout comme moi, je peux avoir une sorte de fraternité. C’est même cette disposition à votre égard, en cette fin de notre discussion ! » (p. 168) ; sans qu’il l’exprime, il est permis de penser que A. Finkielkraut était dans la même disposition, car lorsque quelqu’un dévoile le fond de sa « posture existentielle » il ne peut qu’être infiniment respectable, voire aimable…

-La « philosophie » ou « posture existentielle » que nous adoptons dépend du type d’humain que nous sommes (Fichte) : « Cela ne fait qu’aggraver la mélancolie que vous avez remarqué tout au long de notre dialogue »  (Alain Finkielkraut, à quoi Alain Badiou répond) : « Lorsque je dis la vôtre [mélancolie, G.G.], c’est toujours avec une sourde inclination à la partager, je pense que vous m’avez entendu sur ce point. Et j’irai même jusqu’à définir toute une partie de ce que je fais comme une lutte énergique contre cette mélancolie » (dernières phrases du livre »).

Qui a « raison » ? Tous les deux bien sûr, puisqu’ils sont allés à la racine (la vraie philosophie est radicale) de leur différence qu’ils ont su porter au langage…

Enfin, un livre paru en 2004, « La religion après le religieux », reproduisant un entretien entre Marcel Gauchet et Luc Ferry (Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie) m’avait déjà fait le même effet d’un dialogue philosophique exemplaire par la capacité des deux interlocuteurs de se décentrer sur l’autre.

Gunter Gorhan.

6 Comments
  1. Gunter Gorhan says:

    Interview d’Alain Badiou donné à Télérama (du 4 août dernier, extrait) :

    TR (Télérama) : « C’est quoi finalement un ennemi ? »

    A.Badiou : « Quelqu’un qui considère que le monde tel qu’il va actuellement est excellent et qu’il doit continuer dans la même voie. »
    TR : « C’est intéressant de rencontrer un ennemi ? »

    A.B : « On a toujours intérêt à rendre publiques – et aussi rationnellement possible – les contradictions. Surtout si l’adversaire est prêt à débattre sans manier l’invective. C’est comme le théâtre, qui a une fonction didactique… »

    TR : « Rencontrer Finkielkraut comme vous l’avez fait pour le livre « L’explication », c’était rencontrer un ennemi ? »

    A.B. « Non, car il ne pense pas, lui, que le monde tel qu’il va actuellement est excellent et qu’il doit continuer dans la même voie. Il est au contraire passionnément attaché à l’école de la III République. Il a cette passion-là, et elle est honorable, je ne la lui reproche pas : mes quatre grands-parents étaient instituteurs ! Notre face-à-face était donc un peu une pièce de théâtre où chacun jouait son rôle d’adversaire présumé. Et j’ai été réellement touché, je l’avoue, au fur et à mesure du dialogue, par deux points qui suffisent à la vérité de notre rencontre.

    Le premier, c’est une forme de patriotisme qu’après tout je partage avec lui : j’aime la France, son histoire – la Révolution, la Commune, la Résistance, Mai 68 – en somme, la fameuse France des droits de l’homme telle qu’elle continue à être vue à l’étranger [avant l’expulsion massive des Roms, l’entretien date du début d’août, G.G.]. Et je souffre de son état actuel, défensif et fatigué, de son manque d’inventivité en matière de politique, comme je vois bien que Finkielkraut souffre aussi, mais pour des causes erronées, à mon avis…

    Le second point de compréhension entre nous est le constat d’être dans un monde où beaucoup de facteurs rendent les intellectuels mélancoliques. Notre différence tient à ce qu’Alain Finkielkraut ne cesse de les chercher, alors que j’essaie, moi, de les combattre… »

    13th septembre 2010 at 11 h 12 min

  2. Elke Mallem says:

    Suite à votre proposition lecture, j’ai été à la FNAC pour acheter l’ouvrage. Fidèle à mes habitudes, je me suis assise pour lire quelques pages avant de passer à la caisse. Etant limitée par un budget serré, il ne m’est pas possible d’acheter sans réfléchir. Je veux être sûre « d’en avoir » pour mon argent. Je ne l’ai pas acheté : le discours ne me semblait pas assez vivifiant. En sortant, j’ai fait mes recherches sur Internet pour mieux situer ces deux philosophes. Je suis tombée sur une controverse Edgar Morin/Alain Finkelkraut, et j’ai compris. Il me semble en tout cas. Maintenant, il est vrai que Finkielkraut d’il y a 10 ans n’est pas Finkielkraut d’aujourd’hui, mais je vais livrer les réflexions animée par cette controverse.
    A. Monsieur Finkielkraut échappe une petite phrase en cours de cette conservation : « Vous ne pouvez pas dire ça. » Si, Monsieur Morin a pu dire « ça », la seule preuve en est qu’il l’a dit. Mais Monsieur Finkielkraut n’a pas pu entendre. Et je trouve là une connexion tout à fait significative avec votre préoccupation : A quoi sert d’animer un café philo dans notre société ?
    Tout métier est ancré dans les besoins psychosociaux de l’Homme : être utile pour sa communauté. Je ne sais pas si vous avez lu Yves Clot ou Axel Honneth. Ils m’ont permis de préciser les contours de la fonction du travail pour le devenir de l’être humain et sur son effet structurant. A partir de ce constat, j’ai pu trouver deux catégories de postures pour occuper une profession: défensive ou progrédiant. Défendre quoi ? L’image de soi qu’on veut le plus positif possible. Lutter contre la dépression (terrain d’entente trouvé, il me semble, au terme de l’Explication), c’est refuser de transformer l’image de soi qui se modifie inexorablement, s’agripper à des valeurs désuètes (je me réfère toujours à l’image du Père Noël qui est une valeur si sûre de l’enfance !). Notons la surenchère dont sont capable tant de parents pour maintenir cette illusion si charmante. Il me semble que M. Finkielkraut a choisi cette posture. Ce que j’appelle « progrédiant » : l’image de soi qui cherche une « meilleure » définition, une « meilleure » expression. En regard du débat visionné sur You Tube, je m’avance à considérer Edgar Morin plus ouvert à l’avenir que Finkielkraut. Donc, j’aurais plus envie d’acheter les ouvrages de Morin (je n’ai lu de lui que le résumé de son œuvre maîtresse sur la complexité, Robert Fortin : Comprendre la complexité ; introduction à « La méthode » d’Edgar Morin, L’Harmattan, 2000) qu’un texte de Finkielkraut.
    Ceci dit : si j’avais des ressources financières plus conséquentes, je l’aurais acheté pour le plaisir d’analyser les mouvements défensifs de l’un et de l’autre, parce que selon ce que j’avais lu du débat apparu dans le Nouvel Obs (que je vais essayer de me procurer : grâce à Pompidou, nous avons relativement facilement accès à ce type d’information, il faut juste dégager un peu de temps), la première rencontre était presque houleuse : quand deux systèmes défensifs s’opposent, c’est souvent comme ça. Ingrid Betancourt et Clara Rojas ont peut-être constitué un couple semblable. Cela génère de la violence et l’incompréhension totale. Mettre en travail des systèmes défensifs génère toujours énormément d’angoisse, et par conséquence, énormément de réactions de stress et de violence. Nous vivons ce genre de situations en direct les dimanches au café philo. Les interventions de l’animateur sont alors précieuses, pourvu qu’il n’occupe pas une posture défensive lui-même. Etre conscient (savoir mettre des mots sur ces phénomènes) permet une meilleure acceptation de ces mouvements parfois très inconfortables, mais en même temps très précieux. Car nos systèmes « défensifs» demandent constamment une révision. (Je mets ce mot entre parenthèse pour ne pas le figer dans une acceptation trop psy ; j’aurais pu écrire aussi système « protecteur».) L’humain vit entouré d’un grand manteau d’ignorance, et toute notre vie, me semble-t-il, nous nous « épluchons » un peu à l’image de notre peau qui se construit de la base et meurt à la surface. Et les paroles de je ne sais plus qui cité par vous me reviennent à l’esprit : venir pour « sauver » sa peau… Café philo, séance de peeling ?
    J’aimerais bien trouver d’autres propositions de lecture sur cette file. Il est tellement difficile de faire des choix dans cette jungle éditoriale et trouver le livre « bon pour soi ». Ce livre proposé était « bon pour vous », ne me semble pas « bon pour moi », mais il l’est peut-être bon «pour quelqu’un d’autre ». Votre post a le mérite d’avoir donné une direction à mes recherches. Et je m’en suis égoïstement servie pour étayer une préoccupation professionnelle lancinante qui s’est clarifié, me semble-t-il, en écrivant ce post.
    En ouvrant la file, je découvre le rajout, et je vois que l’Explication a permis de mettre en travail Alain Badiou et Alain Finkielkraut. Deux hommes qui cherchent ensemble, comme tout un chacun, un chemin qui mène vers le futur. Parfois, nous empruntons des voies différentes, mais il nous arrive si souvent de nous retrouver, l’âge venant, et on de se rendre compte, qu’on a cherché la même chose…

    13th septembre 2010 at 7 h 39 min

  3. Gunter Gorhan says:

    Comme je ne connais pas le dialogue entre E. Morin et A. Finkielkraut auquel vous faites allusion, je ne peux rien en dire.
    Je ne suis pas étonné, en revanche, que Finkielkraut, par cette petite phrase « Vous ne pouvez pas dire ça », ait pu être victime de sa « tâche aveugle ». Nous tous l’avons cette tâche, et je suis d’accord avec vous, l’une des finalités de nos échanges dominicaux consiste à la réduire, sachant qu’il restera toujours quelque chose.
    Il ne nous est pas donné, heureusement à mon avis, de devenir transparent à nous-mêmes…
    Oui, le travail est aujourd’hui peut-être le problème central de notre vie individuelle et collective : simple moyen pour gagner plus d’argent afin de se (de) réaliser dans la consommation (plus de métier, ni de profession, seulement des jobs) ou lieu privilégié de l’anthropogenèse, dit plus simplement : de notre humanisation sans fin, ni préétablie ni prévisible ?
    J’ai presque fini « Le travail à cœur » d’Yves Clot (La Découverte, 2010), un peu technique par moments mais pertinent quant à l’essentiel : c’est le sens que l’on peut donner à son travail (sa qualité, son utilité) qui détermine sa valeur humanisante et non pas les gadgets psy et ergonomiques qui peuvent l’envelopper.
    Gérard Mendel (« La crise est politique, la politique est en crise » et « Pour une autre société », les deux parus chez Payot, 1985 et 1975) mériterait d’être relu aujourd’hui : son analyse du travail de plus en plus émietté, aliénant, me semble encore plus juste aujourd’hui qu’il y a trente ans…

    13th septembre 2010 at 11 h 28 min

  4. Elke Mallem says:

    http://www.dailymotion.com/video/xddsqs_badiou-finkielkraut-debat-part1_webcam
    http://blogs.lexpress.fr/media/2010/05/25/badiou_et_finkielkraut_chez_ta/
    Le dialogue continue: je n’ai pas le temps d’approfondir, mais je suis sensible à la présence des mêmes mouvements le dimanche dans les échanges au café philo: les uns s’accrochent au passé idéalisé et d’autres à ce que d’autres appellent « l’utopie ». Ma posture personnelle est plutôt une posture libérale, mais je suis sensible à la vitalité de la pensée d’Alain Badiou. Il s’agit finalement moins d’avoir raison ou d’avoir tort, mais de se donner le courage d’avancer. Timidement, l’optimisme cherche à se frayer un chemin au café philo à travers le discours morne de certains « vieux » . Je met ce mot entre guillemet pour ne pas créer la confusion qu’on doit devenir morne parce qu’on vieillit. Mais être « vieux » , c’est justement ne plus avoir besoin d’un avenir. La vieillesse heureuse (et il y en a de vieux heureux!), c’est quand on peut envisager que les jeunes seront capable de créer un avenir auquel nous auront plus accès mais dont les bases ont été jeté par nous.

    13th septembre 2010 at 7 h 42 min

  5. Elke Mallem says:

    Friedrich Nietzsche : « Ainsi parla Zarathustra»
    Cela s’impose comme une lecture biblique: Nietzsche a le verbe puissant. Il met ses paroles dans la bouche d’un ancien sage. Jésus, aurait-il eu le même impact s’il s’était mis à écrire lui-même sa bibliographie, ses souvenirs de voyage ?
    Fascination et répulsion : voilà l’effet premier. Nietzsche peut dire le tout et le contraire tout en gardant une certaine cohésion. Ses pensées s’imposent parfois comme une sorte de « vérité dernière ». Il fait la fête aux hypocrites, aux faux semblants, aux tièdes, aux incrédules… Il accuse le passé et il semble faire la propagande d’un avenir. Le surhomme?
    Plutôt que de vouloir extraire un système de pensée à «Ainsi parla Zarathoustra », j’aime y voir la tentative désespérée d’un homme de se penser, de s’extraire des cercles d’emboîtement qui le tiennent et le retiennent successivement. Se différencier tout en gardant se « lien » au « tout » dont on se sépare tout en faisant partie intégrante. Devenir « homme parmi les hommes » dans une société à structuration hiérarchique forte ou l’obéissance était le plus souvent synonyme de soumission. Chercher sa voie, sa vérité, sans se laisser dérouter par les voix « autorisées », au risque de devenir soi-même voix dans le désert pour ceux qui cherchent leur voie … ou la sécurité liée à la soumission aveugle à un grand chef?
    Comment se séparer et courir le risque de tuer ce dont on se sépare et de s’exposer ainsi à la perte, au manque à devenir? Dans la haine mutuelle, dit Nietzsche, dans la capacité de dire non. « Zarathoustra » met en scène la tragédie humaine de devoir penser avant d’agir. Car, le but de l’homme, c’est celui-ci : agir, créer. (« Schaffen », dit Nietzsche, verbe allemand qui signifie « créer » en même temps que « d’être active ».) Mais comment créer sans penser? L’action sans penser ramène l’humain au monde animal. Penser quoi ? Avec quoi ? Nous sommes, dans notre « penser » dépendant de nos congénères, des mots mis à notre disposition nous permettant de nous « exprimer ». Difficile apprentissage que d’être « Homme » condamné à penser avant d’agir. Est-ce que les mots qu’on m’a donné, sont-ils fiables, véritables? Le monde présenté par ceux qui nous précèdent, est-ce un monde véritable, y-a-t-il une place pour moi, pour l’autre ? Comment y accéder, comment l’occuper ? Place assignée ou place à conquérir?
    La soif de conquête semble grande dans le discours de Zarathoustra. Ne pas se satisfaire de peu, ouvrir l’espace dans les hauteurs puisqu’en bas, la vermine grouille, les places sont prises. Mais comment se dégager de la vermine puisqu’elle sert d’appui pour ce qui vient ? Le dilemme du respect de ce qui « a été » (et qui persiste, sous forme plus ou moins cristallisée, toujours !) comme base de ce qui va devenir. Zarathoustra revendique le droit à l’égoïsme et le besoin du « méchant », de l’ennemi. Un ennemi respectable, celui qui se bat et qui ne se dérobe par. L’opposition comme élément indispensable de l’échelle de Jacob. Et puis advient le discours contraire : mépriser, laisser derrière soi l’ancien, ce qui retient, le gluant, le marécageux. L’image du serpent qui doit se muer, s’extraire d’anciennes peaux et l’aigle qui s’appuie sur la résistance de l’air pour voler : voilà les animaux emblématiques de Zarathoustra.
    Le drame de Zarathoustra ? Défiant l’ordre établi, il n’arrive pas à se faire entendre et en garde un grand dépit. Il doit se retirer pour affiner son « message », ce qu’il a envie de faire entendre. Et alors seulement, il trouve des amis qui l’écoutent, l’admirent, et leur admiration montre qu’ils ne comprennent pas. Ils restent dans la dépendance, ils ne se mettent pas en route. Dans le cocon de la fascination, ils servent de figurants pour un tableau stérile de la répétition du même. Zarathoustra se retire, à la recherche de nouveaux mots, nouvelles prises de conscience pour leur apprendre. Apprendre quoi ? Ne cherche-t-il pas d’apprendre d’eux qu’il ne se trompe pas ? N’est-ce pas là le défaut de tant d’intellectuels de notre temps que de vouloir prescrire sans mettre à l’épreuve personnellement leur théorie ? Zarathoustra se consume dans une parole non entendue, non validée par une action. Il attend une permission, et finit par s’effondrer en soi-même. Pas d’agir possible dans un monde dans lequel on n’est pas entendu, reconnu. Et j’entends les derniers mots de Zarathoustra comme un défi : même sans la permission des « bien pensants », il « fera ».
    Une parole a de la valeur par sa capacité de transformer le monde. Oui, le verbe de Nietzsche est puissant. La revendication de l’égoïsme dans le monde piétiste qu’était le sien était une prise de risque. Prise de risque nécessaire, mais à croire son devenir personnel, non recevable à son époque et donc non salutaire. Sommes-nous plus courageux ? Pouvons-nous appuyer notre pensée sur la spirale de pensée de Nietzsche pour nous élever ou mène-t-elle vers le bas ? Se laisser tomber, entraîner dans la chute (illusion du vol) ou apprendre à voler? Parmi les animaux, nous sommes les seules à savoir anticiper notre avenir au point de savoir prédire non seulement notre propre mort, mais même celle de notre planète et du soleil dont elle dépend. En quelque sorte, nous avons appris à voler à travers espace et temps. Mais nous devons toujours maintenir le contact avec le sol et avancer un pas après l’autre au risque de perdre notre avenir. Prendre soin de ce qui est pour laisser la possibilité à l’avenir d’advenir.
    Cette tentative de dégagement faite par Nietzsche pour trouver une place d’homme dans une société étriquée voire sclérosée peut étayer n’importe quelle tentative de « se penser ». Sa pensée me semble courageuse, provocante. Mais prenons garde de ne pas l’utiliser pour « penser les autres ». La « grandeur » d’un homme ne se mesure non dans sa capacité d’enfiler des mots pour en faire un collier de perle, mais des actes qui ont permis de rendre ce monde moins hostile, plus accueillant. Il y a une grandeur indéniable de l’homme qui se lève tous les matins pour contribuer avec ses actes au bien-être de tous. La dignité vient du « travail bien fait » plus que de la tournure des phrases bien faites. D’où l’actualité de la pensée nietzschéenne. Nous voudrions, comme lui, pouvoir annoncer la mort du veau d’or « argent ». Il exerce la même tendance à museler notre capacité de réflexion que la pensée étriquée d’une société piétiste ou le « qu’en dira-t-on » était plus important que la quête de sens, de compréhension. Il est certainement confortable de se laisser porter par le mouvement. Malheureusement, nous avons bien souvent besoin de sentir un choc, de se sentir heurté pour commencer à penser « autrement » ou « autre chose ». Et cet « autre chose » a bien souvent besoin de retrait, de silence, de retours « sur soi », d’un temps de « perte de soi », d’un temps silencieux de maturation. Il nous est difficile d’accepter ce temps « pour rien », et lire Nietzsche, cela sert peut-être à amplifier notre malaise diffuse pour rendre consciente ces petits ou grands mouvements de « mourir à soi-même » pour renaître « autrement », tout en gardant un lien avec son histoire propre. Seul un égoïsme sain permet de s’exercer à cette capacité « d’être seul avec soi » en présence de l’autre. Malgré la dépendance à l’autre qui nous détermine, il est essentiel de se vivre « séparé», en tant que système « autonome » en interaction avec l’extérieur. Nietzsche désespère de ne pas pouvoir traverser ce dernier abîme entre deux êtres vivants. Le plus petit écart est le plus difficile à traverser, dit-il. Quête de reconnaissance ou quête de fusion ? Nous avons, en tant qu’animal grégaire, besoin du regard de l’autre, de retour sur notre parole. L’incompréhension mutuelle génère une violence parfois irréductible dans les relations humaines. Mais malgré les ponts qu’on cherche, par la parole, à établir entre soi et l’autre, il y a à accepter, à respecter ce « petit infranchissable », au risque de sombrer dans la folie. Quand la distance entre parole et être est aboli, la communication devient impossible. Dans le cheminement de Zarathoustra, la parole quitte de plus en plus sa fonction de communication pour trouver ce qu’ «en soi » chercherait à s’exprimer en un mot, en un éclair libérateur qui devient alors l’acte de la mise à mort d’une ouverture possible à l’autre. La quête de Nietzsche s’est perdue dans la folie. Elle nous guette peut-être tous. Est-ce le risque à courir pour « dépasser » une société apparemment performante dans ces processus d’exclusion et qui doute régulièrement de sa capacité d’intégrer? Nietzsche nous parle des limites, de la capacité de croissance et la nécessité de mourir. Aussi bien individuellement que collectivement. Le surhomme ? Moi, personnellement, je trouve ce mot mal choisi et dangereux. Depuis la nuit de l’histoire évolutive de l’espèce humaine, il s’agit de défendre l’Homme. Ceci passe par le travail d’acceptation de l’infinie vulnérabilité de cette espèce sur son vaisseau spatiale appelé «terre » qui ramène inlassablement l’individu à son collectif car « je » ne survit qu’à travers et avec le « nous ». La connaissance élaborée à travers le temps nous rend de plus en plus concrètement consciente de cet état. Mais force est de constater qu’on lutte contre certaines «évidences» aussi férocement qu’aux commencements. Je « peux » n’est pas superposable avec « je veux ». Il ne suffit pas de « vouloir », avoir de la « volonté ». Je « veux » est un moteur puissant pour l’activité humaine. Tout grand projet a commencé avec un rêve. A condition que chacun fait aussi ce qu’il peut. Et l’art de commander, supérieur à l’art d’obéir, selon Zarathoustra, c’est savoir ordonner ce qu’on « peut ». Tout en obéissant aux limites du vivant qui semblent se déplacer sans cesse dans un mouvement perpétuel qu’on appelle naitre, croitre et mourir.

    Elke

    13th septembre 2010 at 10 h 56 min

  6. Gunter Gorhan says:

    Elke, juste quelques échos à ton texte très riche et pertinent, des échos de ma propre rencontre avec Nietzsche : je lui dois deux « révélations » :
    Il est le premier, à ma connaissance, à avoir poussé un véritable cri d’alarme : toute notre civilisation et culture dont nous sommes si fiers, n’est peut-être qu’une entreprise mortifère, nous avons, peut-être, séparé la Vérité de la Vie, au lieu de mettre la Vérité au service de la Vie. Mais Nietzsche, à mon avis, et contrairement à ce qu’il en dit, n’a pas échappé non plus à la question de la vérité, puisque il s’est interrogé, en dernière analyse et sans en être probablement vraiment conscient, sur ce qu’est une « vraie vie ». Mais je répète, son grand mérite, son mérite inestimable, est d’avoir noué fermement la pensée, la culture, la philosophie, etc. à la Vie.
    Ma deuxième dette envers Nietzsche concerne sa réflexion sur le ressentiment (liée d’ailleurs à sa philosophie de la vie) : combien de nos (mes) élans, pensées, actions ne sont-ils pas, si on (se) creuse un peu, dues à un ressentiment, à notre capacité extraordinaire de faire de vice vertu ? Combien de lâches ne prônent – ils pas la non-violence (Gandhi avait horreur d’une telle non-violence pour cause de lâcheté), des impuissants et frigides, la chasteté, etc., etc. ?
    Il ne faut surtout pas confondre le surhomme de Nietzsche avec ce que sa sœur – avec qui il s’est fâché lorsqu’elle a épouse un antisémite notoire – en a fait pour séduire Hitler.
    Le surhomme nietzschéen est simplement l’homme créateur, quelque soit son statut social, sa « race » ou son origine par ailleurs. Antoine Vitez – est-il encore connu ?- s’était peut-être inspiré de Nietzsche lorsqu’il demandait que la culture nivèle vers le haut.
    Il ne faut pas non plus oublier ses prophéties, qui se sont malheureusement largement réalisées, au sujet du nihilisme qui menace tout l’Occident ; il y aurait encore tellement de choses à ajouter…

    13th septembre 2010 at 10 h 14 min

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