Face aux impétueuses émeutes, bourrasques ou soulèvements insurrectionnels des peuples en état de grâce, qui mettant en cause les pouvoirs établis ne cessent de secouer la côte sud de la Méditerranée depuis la révolution de jasmin de la fin de décembre passé et gagnant même la péninsule arabique, les autorités concernées ont successivement décrété des lois d’exception dérogeant momentanément à la loi constitutionnelle de ces Autocraties, suivies de lois martiales instituant par là un pouvoir judiciaire circonstanciel propre à suspendre toute liberté. Ce désinvolte commerce avec la règle impérative a inspiré quelqu’un, au Café des Phares, à proposer le 20 février le sujet suivant : « En cas de nécessité il n’y a plus de loi », que l’animateur, Gunter Gorhan a soumis à l’assemblée pour en débattre.
Pourtant, dès que motivé par « un cas de vol pour survenir à ses besoins », le caractère de notre « Nécessité » est du coup devenu « Indigence », ce qui n’appartient pas à la même catégorie de jugement et, notre débat s’avérant biaisé, je constate que nous nous sommes trouvés, sans nous en apercevoir, devant un paradoxe à deux termes. Un : « nécessité (indigence) défait la loi » ( « jugement de mode problématique » qui permettrait de se soustraire à la règle) au gré du vent qui attise le feu ou éteint la bougie ; deux : « nécessité fait loi » (« jugement de mode apodictique » suggérant que tout est réglé d’avance), selon le principe « en cas de panique, sauve qui peut ».
Etant donné que, par définition, la Nécessité se résume à ce qui ne peut pas être autrement et ne s’ouvre pas sur d’autres hypothèses, tandis que la Loi est « une règle ad hoc établie par l’autorité souveraine et sanctionnée par la force publique », il en ressort qu’une contrainte Contingente s’exerce donc sur l’Homme et, le bon sens étant « la chose au monde la mieux partagée », nos observations ne pouvaient pas diverger de beaucoup, à moins de ne pas prendre la même en considération. C’est ainsi que dans le sud on ferme les fenêtres en été à cause des mouches, tandis que dans le nord on les ouvre pour l’entrée d’un peu d’air frais ; s’il n’y avait pas des exceptions il n’y aurait pas de règle, c’est-à-dire, que nous adopterions tous une constante ligne de conduite en toute situation, la liberté étant de le faire, tout simplement, et la volonté serait dès lors plus un assentiment qu’un choix. Or, les cas ne sont pas tous identiques et de ce fait les pénibles entraves se révèlent en plus grand nombre que le laisser faire, le corset de la loi ayant pour but de ne pas permettre l’effondrement du droit sur lequel se fonde toute souveraineté et de loger en permanence un sentiment de culpabilité chez chaque être qui naît sans importance.
Revenant donc à nos moutons, il était question, ce dimanche, de s’étendre plus précisément sur l’assertion « En cas de précarité il n’y a pas de loi », puisque le ton essentiel des prises de parole avait comme objet le soulagement des souffrances en faveur duquel, mis à part le préau réservé à « l’impératif catégorique », il y aurait une notoire carence. C’est ainsi que l’on a fait aussitôt une distinction entre « légitimité, validation, nécessité et autres vides juridiques », une porte restant entrouverte pour « toute désobéissance civique » et autres contingences « comme celle d’Antigone ou des Pythies, arbitres du destin des Humains».
Quoi qu’il en soit, on constate que la Loi recouvre tous les domaines de l’activité des Hommes, ne leur laissant aucune liberté ni leur prêtant aucune force ce qui, dans des circonstances graves, ouvre un large champs d’action demandant un effort de générosité de la part de chacun et suscitant une levée de bons sentiments chez tous les partageux, Robin des Bois, Zorro, Batman et autres objecteurs de conscience prêts à passer outre, afin de faire le déplorable constat de la faillite sociale, assorti d’un appel au législateur pour qu’il se ressaisisse.
Ce n’est pas toujours facile et c’est ainsi que chargé d’arrêter Mlle. Clairon à l’occasion d’une mutinerie théâtrale, l’officier de police d’Henri III se vit opposer de sa part, un : « Sa majesté peut tout sur mes biens et ma liberté, mais il ne peut rien sur mon honneur », auquel le chargé d’affaires répliqua : « Là où il n’y a rien, le roi perd effectivement ses droits ».
Carlos Gravito
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Rarement, j’ai eu tant l’impression de rencontrer un sujet dont j’avais l’impression d’avoir déjà fait le tour et je me souciais à son annonce de « perdre mon temps », de m’ennuyer un peu. Lectrice attentive de l’Esprit des lois (Montesquieu), et de l’exode de Moise, j’avais l’impression que « tout » avait été dit sur le sujet. Mais une fois de plus je fais l’expérience café philo : «Tout » a beau d’être dit : nous avons besoin de l’entendre à nouveau. Et je rentre à la maison avec quelques pépites mais aussi avec quelques regrets que je veux considérer pour leur donner un peu de durée dans l’espoir de susciter une prolongation d’un débat qui « mérite ».
L’exemple d’une femme réduite à voler pour nourrir son enfant a introduit ce débat et oppose d’emblée le « droit naturel » à la loi positive. Deux logiques s’y affrontent: celle du « besoin », la « nécessité », et celle de défendre la « possession ». Le mouvement révolutionnaire maghrébin frappe timidement à la porte, mais il y a quelque chose de l’ordre de la rétraction frileuse dans le mouvement groupale. Qui dit « possession » dit « pouvoir ». Le drame de la loi, c’est celui-ci: comment concilier notre « droit à la propriété » et notre « droit à la vie »? Antigone est convoquée. Classiquement, il est admis qu’elle brave la loi de la Cité au bénéfice d’une loi universelle. Je note le nom de Castoriadis qui aurait revisité le drame différemment. Le vrai drame, ce serait le dialogue de sourd entre Créon et Antigone, un rapport de force stérile dans lequel chacun reste buté. Plutôt que de voler, la mère citée en exemple d’introduction, avait-elle pu formuler une demande? L’élaboration de la loi « positive », de la loi « humaine », elle nécessite le conflit, la négociation. Nous vivons en démocratie. Et pourtant : les personnes en présence, ont-ils tous eu la perception de la distinction nécessaire entre une loi figée, bureaucratique et la charge vitale de cette « force » qui structure la vie en société ? Elle a été convoquée, abordée à plusieurs reprises, mais le groupe s’est enflammé très timidement. Suis-je la seule d’avoir été gênée par moment par la tiédeur du débat qui pourtant traite des fondements de l’humanité ? Ai-je besoin excessif d’agitation? Nous avons été très forts en théorie, ce dimanche. De très belles choses se sont dites. Nous avons entendu par exemple une belle définition de la « nécessité » : quelque chose qui ne peut pas être autrement. Nous citons le « maître à penser » Montesquieu : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature, des choses ». Et une expression plus radicale encore : C’est la nécessité qui fait loi. Une loi ancrée dans la nature du vivant qui est « nécessiteux », en lien avec la loi propre, « l’autonomie » : est-il nécessaire de le rappeler ? Lacan fait son entrée. Nous évoquons la loi séparatrice, symbolique. Nous convoquons le désir. La nécessité, le besoin fait loi. Et le désir? Gunter évoquera mieux que moi la controverse Lacan/Kant, mais je retiens de son intervention l’idée du désir ancrée dans la pulsion. Voilà que je mets enfin un mot sur la frustration légère avec laquelle je quitte le café philo. J’aurais aimé vivre ce mouvement groupale qui permet d’ancrer la pulsion dans le désir. Vivant dans une société qui donne en principe place à l’expression de chacun, il me semble que nous avons, collectivement parlant, perdu le « contact » avec la force de la loi. Pour moi, une fois de plus nous avons réfléchi sur l’articulation de l’individuel avec le collectif, et c’est cette jointure qui me semble difficile à penser. C’est comme si nous pouvions penser ni « je » ni « nous » sans culpabilité. C’est comme si on devait se ranger d’un côté ou de l’autre. Comme si un rapport de force irréductible s’installait entre le besoin de « je » et le besoin de « nous ». Comme si l’autonomie (loi propre) pouvait mettre en danger permanent la sécurité, la stabilité de l’institué ou l’inverse : l’institué menace l’individu. Et pourtant : l’un flirte avec l’autre. Pourquoi est-ce si difficile de considérer nos besoins grégaires comme une simple nécessité?
Il m’a manqué la provocation, là, ce dimanche matin. Appuyer plus par exemple sur l’évidence lacanienne. La loi séparatrice ? J’y entends la loi du père, et j’ai envie de dire « Non ». La loi n’appartient ni au père, ni à la mère. La loi émergeante du conflit, organisatrice, celle-ci, oui. N’est-ce pas le conflit qui structure le lien qui va s’établir entre les humains ? Et devant la multitude de liens possibles (nécessairement différents selon les protagonistes impliqués), je m’étonne de moins en moins de la variation des codes législatifs possibles. Il manquait au lien « le contexte » pour tomber dans le vertige philosophique. Oui, Montesquieu a parlé de l’incidence du climat sur les codes comportementaux. Furtivement, une interrogation effleure le débat : la démocratie, un code possible pour tous? Déclenché par la nécessité, la révolution à l’œuvre dans le berceau de notre civilisation, dans un climat propice à la « passion », vers quelle loi mènera-t-elle? Espérons qu’elle amènera celle qui permettra de vivre « le mieux possible » aux habitants de leur jurisprudence. Un atout de cette révolution : rarement, le niveau d’éducation d’un peuple a été aussi élevé. Aux prémices de la révolution du 18ième siècle, la lecture n’était pas encore acquise à la majorité du peuple française. Sauf erreur de ma part, elle l’est au Maghreb. Donc : nous pouvons espérer que l’histoire ne se répétera pas « bêtement ». J’ai besoin d’espérer, c’est plus fort que moi ! Loi de la nature ?
Elke Mallem