Débat du 26 février 2012: « Peut-on vivre dans le présent ? », animé par Michel Turini.

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Posted on 27th février 2012 by Carlos in Comptes-Rendus

Alors que, divisés par leurs intérêts respectifs, les cinq patrons de l’ONU faisaient preuve d’impuissance à contenir les violations des Droits de l’Homme commises en Syrie par Bachar Al-Assad qui, guidant la main criminelle de ses sbires notamment à Homs, multiplie l’assassinat de ses opposants même en milieu hospitalier, où l’on soumet les cadavres ou simples blessés à des infâmes vols d’organes, au surlendemain de la 37ème cérémonie d’attribution des Césars, en attendant celle des Oscars, à Paris, les habitués du Café des Phares® remplissaient le 26 février 012  ce lieu public où, par la substance de leur pensée en échange d’une légère consommation, ils avaient l’intention d’alimenter la controverse soumise à discussion,  « Peut-on vivre dans le présent ? », une pelote dont Michel Turini se proposa d’amorcer le déficelage, en attente de Claudine Enjalbert, prévue par la direction de l’informelle assemblée pour s’en charger.

Il s’agissait, d’après l’auteure du sujet, d’une démarche tendant à « remettre d’aplomb le moral secoué d’une de ses connaissances, l’appelant à saisir toutes les belles opportunités du ‘présent’ », ce dont elle s’était mise à douter.

Il a été convenu « alors de définir le Présent, ce qui n’était pas du goût de tout le monde, et les commentaires sur la convenance ou désavantage d’une telle position ont rempli notre temps de débat, les uns soutenant que le passé n’existe plus, d’autres qu’il n’y a pas de présent sans lui, d’autres encore que le présent n’est qu’une passerelle entre le passé et l’avenir, alors que scientifiquement il paraissait que la constante de Planck arrive à quelque chose autour de trois secondes, bien qu’à vrai dire, il tire sa sève d’époques antérieures. La durée peut nous faire oublier le temps de jadis, aussi bien que nous aider à mieux vivre le moment actuel. S’il n’a pas de futur, le présent n’a pas de sens, de même que séparé de ce qui l’a précédé, et le seul moment déconnecté des deux serait l’orgasme, alors que d’aucuns y voient la musique, mobilisatrice du corps, ou les rythmes lancinants de films tels que « L’Homme sans passé » de Aki Kaurismaki, sinon l’Eternité, moment où, comme dans un orgasme (bis), on s’oublie car, comme dit Freud, quelque chose lâche et on se délasse, voire, on entre en extase, quoique cela exige « d’être-là », ce qui, bien que possible, n’est pas facile, aujourd’hui, parce qu’il nous faut le temps d’atterrir. Surpris par le manque de fenêtres dans l’établissement, quelqu’un a rapporta que vivre n’est pas être dans le présent, suivi d’une interlocutrice qui, étonnée que l’on fasse du sujet une question morale, entendait que c’est aussi bien le présent que le passé et le futur qui font de nous des humains à armer pour l’avenir, tandis que l’intervenant suivant pensait que c’était trop de bruit pour rien car, rappela un autre, nous sommes ancrés dans l’actuel, et la priorité est de survivre, le présent étant le seul moment où nous sommes maîtres de l’action. Après un énième rappel de l’orgasme, il a été fait mention de ce qui se passe en Grèce, en Belgique, etc. pour revenir à Mai 68, au « temps suspend ton vol », et retourner « au présent en tant que pas pensable car il ne peut pas se rembobiner comme la pellicule d’un film », jugeant que « le futur n’a pas de comptes à rendre », et « qu’il n’y a pas eu de ‘feedback’ ». Gilles a finalement bouclé la séance rappelant que « …dans ses ouvrages, René Char est présent, et hors du temps. »    

Alors ? « Peut-on vivre dans le présent ? » Pour faire vite, avant que le passé ne se pointe, chargé de nostalgies, ou que, habillé de nuit, le futur ne décode mes rêves les plus fous, je dirais : « on ne fait que ça, vivre dans le présent ». Contrairement à la térébrante rivelaine du langage conventionnel, universellement admise et philosophiquement supposée, le Temps n’a pas de trajectoire comme une flèche et ne s’écoule pas tel un fleuve. Dès lors, quelle serait la consistance, l’épaisseur ou la durée du « Présent », ainsi que la signification existentielle d’un  instant si fugitif où le futur s’engouffre dans le passé, sachant que, sans Passé, sans Présent et sans Futur, le Temps est un absolu inerte dont le seul rôle dans notre existence est celui de présider à la cohérence et à l’enchaînement des phénomènes ?

N’ayant pas d’existence physique, le Temps dépend de ce que l’on en attend, et si nous considérons qu’il enveloppe tout ou que rien n’existe en dehors de lui, cela n’équivaut pas à une théorie du monde mais à une saisie de l’univers, qui le rend pensable. C’est ainsi qu’il a été divisé en « Chronos », temps accident (les heures), « Kkairos » temps prédicat (l’immédiat), « Aion », temps substance (éternité), et la plus petite unité de l’Expérience, le train-train de l’« Hic et Nunc » (Ici et Maintenant ), « le Présent », en somme, fonda le moment fugitif où le Passé, ayant cessé d’être, s’arrime à ce qui persiste pour se précipiter dans le Futur, qui n’est pas encore, occasion singulière que la conscience saisit comme un tout à posséder, afin de rompre avec les habitudes et préserver le dynamisme du sujet.

 « Ici et maintenant », fut dès lors la posture adoptée en 1966 par le Mouvement Etudiant de Strasbourg au travers de leur pamphlet politique « De la Misère en Milieu Etudiant », et l’Instant, célébré par l’Internationale Situationniste (issue de l’Internationale Lettriste et du Bauhaus) s’appliqua de même à la critique de la Société du Spectacle lors des Evénements de Mai 68, univers du Tout et Rien qui remettait en cause l’Ordre Social passé.

Versatiles, nous avons le sentiment, selon les occasions, de manquer de temps ou de le trouver long, alors que, sans y penser, l’écoulement de la durée ne peut laisser au Présent que trois secondes, moment que nous considérons immédiat et que la conscience saisit comme un tout. Sans réalité propre, entre ce qui a été et ce qui adviendra, le vécu du Présent correspond, tel que le rappelle Ernst Pöppel, au temps d’une gorgée, d’un serrer de main ou d’un clin d’œil. Hélas, au-delà d’un certain seuil, la sénescence s’installe inexorablement dans l’Homme, alors que son cerveau réclame toujours et sans cesse de nouvelles expériences dans un éternel présent. C’est ce facétieux jeu de cache-cache temporel, à peine plus long qu’un battement de cils, qui amena Saint Augustin à proférer son fameux : « Si personne ne me demande ce qu’est le temps, je sais ce que c’est. Mais si quelqu’un me le demande, là je ne sais plus. »

Carlos